L'homme qui attendait un train (1)

Les personnages de cette histoire apparaissent aussi dans:

La belle et très digne dame qui revient de loin

Deux bouquets

Le choix de Gisèle

Il avait taillé sa moustache devant le miroir de la salle de bain, s’était parfumé et avait mis la chemise rayée, qu’il avait savamment repassée en écoutant Vivaldi. Il s’était regardé dans le miroir une dernière fois, avait ajusté sa veste de tweed, s’était trouvé très chic, aussi élégant que lorsqu'il travaillait et portait une cravate. Avant de sortir, Albert s’était couvert du chapeau de feutre offert par Gisèle .

Je l’ai remarqué assis sur un banc, près de l’escalier de la gare que je descendais pour me rendre chez-moi. Calme et paisible sur son banc, il observait les gens, ceux qui descendaient doucement, ceux qui dévalaient l’escalier et ceux s’arrêtaient pour échanger quelques mots, pour conclure la conversation amorcée sur le trajet. À chaque fois qu’une nouvelle personne apparaissait en haut des marches, il levait les yeux, espérant voir celle qu’il attendait.

Il avait pris l’habitude de venir attendre l’arrivée du train à 5:30, en avril quand Gisèle était retournée au travail. Il était d’abord venu pour elle, en espérant qu’elle puisse s’appuyer sur son bras pour rentrer à la maison. Il s’était senti si inutile durant la maladie de sa femme, avec le personnel hospitalier autour, qu’il espérait enfin pouvoir la gâter un peu.

Puis, rapidement, il avait compris qu’elle n’avait pas besoin d’aide. Depuis, il venait surtout pour lui-même. Pour se faire plaisir, pour la voir apparaître en haut des marches, et la regarder descendre l’escalier. Un peu en retrait derrière les arbres, il aimait profiter de ces quelques minutes, où elle ne l’avait pas encore vu, et où elle marchait d’un pas si sûr et si solide. Comme si elle n’avait besoin de rien ni de personne ; une femme indépendante et forte. Pour l’admirer, en être fier et la désirer plus que jamais.

Depuis la maladie, ils se disputaient souvent ; elle lui reprochait son manque d’action, sa mollesse, lui disait qu’il la prenait pour acquis. Elle avait raison. Il savait très bien qu’il s’était encroûté dans la routine.

Il avait bien vu qu’elle avait déployé ses ailes après la maladie, comme si la chimiothérapie avait non seulement détruit les cellules cancéreuses, mais avait aussi éliminé le plomb qui l’empêchait de s’envoler. Il la regardait marcher si heureuse et si sereine, et l’aimait. Et l’enviait aussi un peu en se disant que lui, ne pouvait pas, ne pouvait plus changer.

Mais durant les quelques minutes où elle descendait les marches, si libre et si légère, il se rappelait de la femme qu’il avait aimée et à travers elle, l’homme que lui il avait été.


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1 commentaire:

  1. "mais avait aussi éliminé le plomb qui l’empêchait de s’envoler"

    C'est si bien dit. Pour vivre avec qqun qui a déjà passé à travers cette ravageuse maladie, je trouve en effet que cette dernière lui a donné un coup d'envoi pour voler, pour mener à terme des projets qu'il remettait souvent à plus tard, à la retraite. Il y a ça de bien, cela lui fait réaliser ses rêves plus vite. Il n'y a pas que du mauvais avec la maladie. Il y a cette perspective différente de voir les choses qu'elle peut nous apporter.

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