Cinq cent pas

17h19.  La barrière de l’accès au train se ferme dans quelques secondes.  Je la vois qui coure de l’autre extrémité de la gare, à perdre haleine. 

Maudit Gendron qui avait demandé des photocopies à la dernière minute.  Des photocopies qui auraient pu attendre le lendemain. C’est sûr. Elle avait manqué le train de 17h00 et risquait de manquer celui-ci.  Son sac thermos pour le lunch lui frappe le derrière à chaque pas de course.  Son manteau de printemps doublé polar est trop chaud.   Pourtant le vendeur lui avait dit que les athlètes sportifs en portaient des pareils.  Elle en doute soudain.

Elle passe la barrière juste à temps et le conducteur lui crie de monter tout de suite.  Le train part.  Elle trouve par miracle, un siège vide - "Maudit train de 17 :20; toujours bondé"-, reprend son souffle.  Elle détestait courir comme ça.  Il faudrait qu’elle se change en arrivant et le souper ne serait pas prêt pour 6 heures, et la marche n’aurait pas lieu à 6h30 et elle serait en retard pour ses programmes.  Tout ça pour une stupide photocopie.

C’est Arthur qui l’inquiétait le plus.  Il n’aimait pas qu’elle arrive plus tard, il n’aimait pas que sa nourriture ne soit pas devant lui à 6 heures pile.  Arthur aimait la routine.  Manger à heure fixe.  Dormir à heure fixe.  Prendre sa marche à heure fixe.

Elle aussi aimait sa marche.  À part les rares fois où elle courait après le train, c’était sa seule activité physique.  Elle regrettait d’ailleurs le manteau doublé polar qui ne servait pas à grand chose pour sa promenade.  Petits pas tranquilles de chez-elle jusqu’à devant la maison des Béliveau. Elle avait compté les pas une fois avec un de ces petits gadgets qu’on attache à la taille et qui mesurent le nombre de pas.  Cinq cents pas. Deux cent-cinquante aller; deux cent-cinquante retour. Pas plus.  Juste assez pour digérer le pain de viande ou les saucisses patate.  


Après les Béliveau, c’était la maison des Chinois.  Quand on passait devant leur maison, ça sentait bizarre, pas du tout comme les mets chinois qu’elle aimait faire livrer dans les grandes occasions.  Elle allait jusqu’à la maison des Béliveau et revenait.  Pas un pas de plus. 

Des fois, M. Béliveau était sur son terrain, à tondre son gazon ou s’occuper de sa haie de cèdres et la saluait.  Les Béliveau étaient du monde qui soupait à 7hres.  Lui, était un genre de journaliste et travaillait de la maison. Elle, travaillait dans un grand bureau du centre-ville et prenait rarement le train de 17 :20.   Elle, c’était plutôt le genre train de 18:00.  Et forcément, elle arrivait trop tard pour faire manger son mari à 6 heures.  Ils étaient gentils quand même.

Elle ne regarde pas par la fenêtre.  Mais surveille sa montre.  Elle s’inquiète pour Arthur, se dit qu’il va lui faire une scène.  Il n’aimait pas qu’elle arrive tard, il n’aimait pas que sa nourriture ne soit pas devant lui à 6 heures pile.  Arthur aimait la routine.  Manger à heure fixe, prendre sa marche à heure fixe. S’endormir aux pieds de sa maîtresse qui regardait ses programmes, à heure fixe.

Au premier arrêt du train,  l’homme assis à côté d’elle est descendu.  Alors que j’attendais moi aussi pour descendre, je l'ai vue mettre sa boîte à lunch sur le siège vide près de la fenêtre et regarder sa montre.

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