Trois p'tites madames sur le perron de l'église

Depuis des années, elles se rencontraient à l’église le dimanche. De loin, on les aurait cru coulées dans le même moule. Toutes trois avec la même mise en plis et la même teinte de cheveux (Blond doré l’Oréal 7.3) et portaient un manteau de printemps avec la même coupe, chacune avec une couleur qui lui était propre. Bleu royal pour Ginette, sable pour Thérèse, et pour Denise qui avait toujours été plus rebelle, un beau saumon qu’elle décrivait comme « un genre de corail foncé ».

Quand il faisait soleil, elles arrivaient vingt minutes plus tôt pour débattre de leur sujet favori: la vie des autres, mélangeant au passage les événements des dernières années avec les potins de la semaine. La conversation se tenait sur le perron de l’église avant d’entrer dans le lieu saint qu’elles n’osaient profaner.
- Ben oui, ça-tu d’l’allure, le fils de monsieur Untel divorce.
- C’est pas pour faire ma mauvaise langue, mais moi je l’ai vu la semaine dernière avec une jeune fille beaucoup plus jeune que lui...
 Elle avait fait une pause puis, après avoir vérifié que personne n’écoutait : « Une noire.»

«Ça-tu du bon sens,» avait rajouté Thérèse ne voulant pas être en reste «Les jeunes de nos jours, ça respecte plus rien. C’est comme la petite voisine, une enfant tellement brillante, ben imaginez-vous que la semaine dernière ‘est arrivée avec les cheveux teindus rouge. Rouge pétant! On jurerait qu’elle veut faire damner sa mère. Ben savez-vous quoi? Sa mère a rien fait»
- C’est ça le problème. Les parents de nos jours, disent rien.
Et puis, invariablement, elles arrêtaient la conversation au milieu d’une phrase, parce qu’il fallait se dépêcher d’entrer dans l’église. Pas pour avoir de bonnes places, à l’avant près du jubé, comme dans le temps, mais plutôt pour que monsieur le Curé n’ait pas l’impression que son église était complètement vide quand il commencerait son sermon.

Heureusement, il y avait le mercredi. Puisqu’à tour de rôle, l’une d’entre elle devait refaire sa couleur ou sa permanente, elles se donnaient rendez-vous chez Thérèse. Sylvie la fille de Thérèse, avait fait son cours de coiffeuse, n'avait finalement jamais travaillé dans un salon et avait pour seules clientes sa mère et ses 2 amies. Quand on regardait les trois femmes de près, on réalisait que Sylvie avait appris à adapter le traitement au type de cheveux et à la cliente; elle utilisait toujours des petits rouleaux pour la permanente de sa mère, des rouleaux jumbo pour celle de Ginette et rien du tout pour Denise qui frisait naturellement.

Pendant qu’elles attendaient que la permanente ou la teinture soit prête, elles terminaient les conversations amorcées le dimanche.  Elles ne touchaient que rarement le sujet,  beaucoup moins intéressant à leurs yeux, de leurs propres vies.  Le sujet étant en général résumé par : « Moi, ça va. Ce qui ne nous tue pas, nous rend plus fort. »  Jamais n’était abordé ni le cancer qui avait emporté Gérard, le mari de Ginette, ni les fugues de Marcel qui ne reconnaissait plus Thérèse ni les des enfants de Denise qui ne donnaient plus de nouvelles depuis des années.

Sauf dans les rares occasions, une fois ou deux par année, quand les épreuves étaient plus lourdes à porter et que Thérèse offrait un petit verre de fort, juste un, en cachette, pour pas que Sylvie s’en rende compte. Elles parlaient de leur vie, du bout de leurs lèvres ridées, avouant leur solitude et leurs rêves déchus. Elles terminaient en riant, se disant qu’un jour, elles loueraient une maison dans le Bas du Fleuve où elles iraient terminer leurs jours toutes les trois. Un endroit paisible où elles se ficheraient de la vie des autres et où elle laisseraient leurs cheveux être gris.

5 commentaires:

  1. ¨¨Toujours moi¨¨16 avril 2012 à 20:46

    C'est tellement mignon! Ça me fait penser à quelqu'un. Ces belles amitiés qui durent et durent...

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    1. Pas la teinture blond doré fait maison, quand même...

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  2. Je serais probablement Thérèse et le petit verre de gin!...J'envie parfois ces femmes âgées. Je dis souvent à mes bonnes amies que j'ai hâte qu'elles viennent chez moi se balancer le soir après souper avec un petit thé sur la galerie. On mémèrera et on regardera le temps passer. (Je leur dis ça quand on se plaint d'être dans le jus et beurrées de tout!)

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  3. Elle a l'air trop vraie pour être inventée cette histoire-là. Vous les connaissez Thèrèse, Ginette et Denise et on les connaît nous aussi. Ce qui les sauve, c'est cette amitié qui les unit. Les amitiés de femmes, c'est souvent riche et beau. Excellent texte!

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    1. Femme libre,
      je ne les connais pas personnellement. Mais j'ai effectivement vu 3 dames avec les cheveux de la même couleur de teinture dans le stationnement d'une église. Mais, bon oui, j'ai souvent rencontré ce genre de femmes, et il y a aussi un peu de moi qui rêve parfois de finir mes jours avec des amies puisque les statistiques prouvent que nous serons probablement les dernières survivantes. Dans très longtemps encore...

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