Un carré de fleurs jaunes

Les deux hommes m’avaient dépassée en joggant et j’avais surpris quelques bribes de leur conversation. Le plus vieux, dans la cinquantaine, cheveux poivre et sel, un bel homme, portait un t-shirt avec le nom d’une course de voilier dans les Caraïbes. C'était lui qui parlait le plus, une belle voix grave assurée.  Il avait une gueule carrée d’homme fort et de grands yeux noirs, avec au fond, un reste de tristesse, à peine perceptible.

À ses côtés, le plus jeune, avait ce corps inachevé des adolescents, avec des bras trop grands,  un corps trop étroit et des jambes maigres. Il écoutait, en grognant quelques mots de temps à autre.  Il avait les mêmes grands yeux entourés de longs cils et un visage avec juste assez de boutons d'acné pour qu’il ne réalise pas encore qu’il était beau.
- Tu sais, t’es chanceux Simon. Moi, à ton âge, je n'ai pas eu les opportunités que tu as. Tes grands-parents étaient des gens modestes. Ils m’ont donné tout ce qu’ils pouvaient, mais vois-tu, ils n’avaient pas ce qu'il fallait pour me guider, m'aider à faire les bons choix.

- Mais Grand'pa a payé tes études non?

- Ouinn, mais il n'a pas su me conseiller.  J'ai étudié dans une université sans envergure.  Toi, tu commences dans la vie avec une longueur d’avance.  Je suis là pour te conseiller, t’aider à faire les bons choix, te guider par exemple vers une bonne université.  Harvard, MTI par exemple...
- Tourne à droite, j’aime ça quand on court dans les petites rues.
  Les deux avait pris vers la droite, s'éloignant du boulevard. Je les avais perdus de vue, mais le bruit de leurs pieds qui frappaient le trottoir et leurs souffles rythmés étaient restés avec moi pendant un moment.
- Faut que tu aies de bonnes notes au secondaire. On t’a inscrit dans une bonne école, une des meilleures de Montréal. On va probablement pouvoir t’aider pour le CEGEP mais à l’université, les moyens financiers ne seront pas suffisants. Va falloir que tu aies de bonnes notes, pour aller dans une université reconnue.

- J'sais pas encore ce que je veux faire.

- Tu peux étudier ce que tu veux. Finances, droit, ingénierie, Toutes des bonnes professions qui vont t’amener loin dans la vie. Imagines si en plus tu vas dans une grande université, j'ai des contacts, ça va être facile avec un diplôme de te trouver une bonne job.

- Oui c’est vrai, Papa.  Moi ce que j’aime, c'est l’art.
- C’est sûr qu’avec une bonne job tu vas pouvoir faire comme moi et t’acheter des œuvres d’art, aller à l’orchestre symphonique. L’argent va te donner accès à l’Art…
La voix de son père s’était estompée petit à petit, dans l'esprit de Simon. Il n’entendait plus que des mots disparates, comme un bruit de fond. Son esprit était parti, ailleurs. Il avait apporté avec lui, dans son esprit, un petit carré de fleurs.

À sa droite, sur le terrain d’un grande maison en briques, au milieu du gazon parfait, bien coupé, d’un vert brillant, son attention avait été attirée par un carré de petites fleurs jaunes.  Des petites fleurs des champs apparues là, par hasard, comme une erreur de parcours


Il s'était rappelé du film de guerre qu'il avait vu la veille, d'une scène en particulier. Dans le no man's land, des garçons à peine plus vieux que lui mourraient lentement, pour avoir fait leur devoir. Cette image était restée gravée dans son esprit.  Plusieurs fois il avait essayé de la dessiner, dans le cahier à dessin qu'il traînait partout.  À chaque fois, l'image lui était parue trop sombre et sans espoir. 

Il venait de trouver ce qui manquait à l'image.  Entre les cadavres, entre leurs doigts ouverts sur l'herbe verte, il dessinerait un carré de fleurs jaunes.

2 commentaires:

  1. woww! plusieurs thématiques à la fois... ça reflète bien la réalité des jeunes pour qui je travaille, de leurs rêves parfois différents des aspirations de leurs aînés...

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  2. Tu décris toujours si bien tes personnages... Très belle histoire. Merci.

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