La belle et très digne dame qui revient de loin

Une belle dame dans la cinquantaine est assise à quelques bancs de moi. Je l'observe alors qu'elle regarde par la fenêtre.  Concentrée à voir passer les arbres d'abord,  puis le lent écoulement du fleuve et finalement Montréal qui remplit le champ de vision.  


Il fait soleil, c’est le printemps. De ces journées trompeuses où il fait encore froid malgré un soleil radieux. Elle le sait bien.  "En avril, ne te découvre pas d’un fil."  Elle a gardé son manteau d’hiver, en lainage gris acier, un élégant foulard orangé.  Le soleil brille sur les anneaux dorés qu’elle porte aux oreilles. Elle dégage un calme particulier, et a beaucoup de grâce et d’élégance.  

J’ai senti en elle, à peine perceptible, une pointe d'appréhension.  Elle songe en regardant la ville. Ses cheveux sont gris. Très courts. Elle observe la ville qui s’approche et se dit que Montréal n’a pas changé.  Mais il y a quelque chose de différent.  

C'est sa première sortie. Sa première journée au bureau après 6 long mois d'absence.  Sa dure bataille avec le cancer devra maintenant faire place à la reconstruction de sa vie.  Elle n'est pas certaine de savoir par où commencer.  Durant ces longs mois, elle a surtout compris ce qu'elle n'était pas: Une épouse soumise et obéissante. En même temps qu'elle se débarrassait de la maladie qui la rongeait, elle s'est défaite de la relation qui la minait.  Au revoir cancer, au revoir Albert.  

Les enfants n'avaient pas pris sa décision au sérieux.  Ils avaient blâmé les médicaments, les traitements.  Le comportement inhabituel de leur père durant la maladie « Il se sent démuni devant la maladie, maman. Tu vas voir, lorsque tu redeviendras comme avant, lui aussi changera»

C’est justement ce qu’elle ne voulait pas.  Redevenir comme avant.  Albert et les enfants ne comprenaient pas, n’acceptaient pas. Et elle se demande si dans son environnement de travail où on ne connaît qu’un petit bout d’elle, si, là au moins, on lui donnerait le droit de changer.

Elle médite sur ce qu'en penseront ses collègues, eux qui la connaissent depuis 20 comme Mme Lavoie.   Elle espère qu’ils accepteront la Gisèle Garnier qui venait travailler aujourd’hui. Et, qu'elle pourra commencer à construire par là.

Parce que ce qui la taraude, ce n'est pas le retour de la maladie, c'est de devoir revenir à elle-même. Avec la maladie, était parti ce qu’elle était, et ça la rendait heureuse.  
Il fallait maintenant qu'elle dessine elle-même cette nouvelle personne.  Et ça prendrait du temps.

Elle est restée assise longtemps à attendre que tout le monde descende, pas envie de se mêler à la foule qui s'agglutine.  On lui pardonnera bien les quelques minutes de retard. Elle a le temps. Elle a toute la vie devant elle.



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2 commentaires:

  1. Je la voie très bien cette dame. Tes grands coups de pinceau ont été assez précis pour que l'esprit fasse le reste.
    Je lui souhaite une bien longue vie cette dame(ainsi qu'à ton blog), car , bien qu'imaginaire, elle incarne une réalité bien palpable.
    Je suis accro!
    Katia

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  2. Merci! Contente que tu choisisses cette histoire pour écrire ton commentaire. C'est une de mes préférées. Reviens me lire!

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