Une histoire de ponts.

Deux hommes qui jasent assis devant moi, l’un dans la trentaine, l’autre dans la cinquantaine. Ils continuent la conversation amorcée dans l’ascenseur du bureau.
- Et puis, votre maison est vendue?
- Oui, mais on a encore rien trouvé là-bas.
- Qu’est-ce que tu vas faire?
- Je pense que début juin je vais être là-bas.  Je verrai.  Je vais probablement vivre seul à l'hôtel pour quelques jours. Martine et les enfants vont venir me rejoindre plus tard, quand l'école va être finie.

- Qu’est qu’elle dit de ça Martine?
- Elle est un peu stressée, elle ne sait pas qu'elle va faire là-bas. Elle a peur de pas trouver. Elle ne sait pas si elle va continuer avec la même job, ou si elle va enseigner
- Daniel lui, il aime ben ça. Mais bon, c’est sûr il vit d’autres frustrations là bas. Mais au moins le cash rentre.
- C’est un peu pour ça que j’y vais.
- C’est dur, mais tu ne regretteras pas. Comme j'ai fait en 85-86, j'ai payé mon hypothèque en allant travailler à l'étranger.
Un moment de silence. Le jeune regarde le bout de ses chaussures. Il garde son petit mensonge pour lui. Comment expliquer à un supérieur qu’il partait pour partir, pas pour revenir.  Dans le temps de M. Gendron, on faisait ça, on amenait femme et enfants dans un pays lointain, et on revenait pour mieux rester, pour s’encroûter dans sa petite vie de banlieue, mais lui, il partait pour mieux se découvrir, pour sauver son couple, pour être forcés à vivre ensemble tous les 4. Lui, Martine et les enfants. Être ailleurs ensemble, devoir compter seulement les uns sur les autres et forcément, se souder plus fort.
- Vas-tu au CCV ?
- Non, trop d'ouvrage.  Penses-tu qu’il vont annoncer quelque chose de spécial?
- Bof. S’il y avait des annonces à faire on le saurait déjà. On aurait déjà entendu des rumeurs.
- T’as raison.
Il partait aussi pour s’éloigner du siège social, pour se retrouver près du “vrai” travail, avec un vrai projet concret.  Loin des rumeurs, de la politique interne et de la bureaucratie.  Loin des rumeurs de re-structuration, de réorganisation, d'alignement des objectifs corporatifs avec la planification quinquennale.
- Qu’est-ce que vous avez fait pour Pâques?
- On est allés à Trois-Rivières, chez mon père.
- Ah, tu viens de ce coin-là, je savais pas.
Mais il partait d'abord et surtout, pour s’éloigner de son père.  Les 150 km qui le séparaient de Trois-Rivières étaient insuffisants, il fallait mettre un continent entre eux.  Il fallait mettre une culture différente et une langue inconnue entre l'image du fils qu’il devait être et celui de l'homme qu'il voulait être. 

Il avait passé le week-end à raconter son mensonge, à dire que c’était une promotion, qu’il reviendrait à Montréal dans un poste de DG ou même de vice-président, qu’il en profitera pour mettre de l’argent de côté pour acheter une maison plus grande. Tout ça était vrai, mais ce n’était pas la vérité.

La vérité c’était qu’il avait 30 ans, et qu’au lieu d’être un musicien, il était devenu ingénieur, qu’au lieu de voir le monde, il s’était trouvé une job « stable » comme son père souhaitait.  La seule chose qu’il avait vraiment voulue pour lui-même c’était Martine et les enfants. Et il les amenait avec lui dans sa fuite,  pour être seul avec lui-même et avec eux.

Je suis descendue du train, alors que la conversation continuait, quelque chose à voir avec les ponts et la solidité de ceux-ci.

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