Un garçon comme les autres

-Allo, c’est Papa, est-ce que ton sac est prêt ?
- …

Assis à quelques bancs de moi, je l'entends qui parle au cellulaire. Un homme dans la cinquantaine, porte-documents à ses pieds. Visiblement il va travailler. La conversation, dont je n’entends qu’un côté se poursuit.

-Non, l’autobus ne passe pas tout de suite, mais tu peux aller t’asseoir près de la fenêtre pour surveiller. Regarde l’horloge à côté de mon bureau, tu vois, quand la grande aiguille va être sur le 7, sors, parce que l’autobus va arriver. Tu ne vas pas oublier? Comme on l’a pratiqué, tu barres bien la porte en sortant.
-…
-Tu n’as pas oublié d’éteindre la cafétière, ni mettre le lait dans le frigo?
-…
- Bon, bien je te laisse là, tu vas voir, ça va bien aller, surveille par la fenêtre l’autobus s’en vient. Sors dès que tu le vois, n’oublie pas ta clé.
-…
- Je suis fier de toi. Je t’embrasse. Je t’aime

Un silence. L’homme regarde le téléphone, inquiet. Avant, quand Martin allait à l’école, le bus passait plus tôt et il pouvait surveiller son fils alors qu’il effectuait les mêmes gestes, prendre son sac, sa boîte à lunch, faire au revoir de la main.

Et comme à chaque fois que Martin franchissait une nouvelle étape, il était tiraillé entre la fierté de le voir accomplir ce nouvel exploit et la crainte d’un échec qui le ramènerait en arrière. Et comme à chaque fois, il le poussait, doucement, délicatement, encourageait, félicitait des obstacles franchis. Il reste un moment, à regarder le cellulaire et puis, marque à nouveau, et entreprend une deuxième conversation dont je n’entends que la moitié :

-Allo, Jacqueline, c’est Gilles, ça va ? Es-tu chez-toi ce matin?
-...
-Écoute, j’aurais une faveur à te demander. Je suis parti avant Martin. Il est seul à la maison.
-…
-Non, non, ça va, je ne veux pas que tu y ailles, il va prendre son bus tout seul dans quelques minutes, j’ai confiance, qu’il va pouvoir s’arranger seul, mais..
-…
-Ben, peux-tu jeter un coup d’œil par la fenêtre, et quand tu verras qu’il est parti… Tu sais où est la clé ? … Peux-tu aller voir que tout est correct dans la maison.
-…
-Merci, t’es fine, Nicole travaillais de nuit, et il fallait que je prenne le train, tu nous rends vraiment service. Je te remettrai ça.

Un moment et puis: "Jacqueline, peux-tu m’appeler après, sur mon cell, pour me dire que tout a bien été, ça me rassurerait"

De nouveau, un long silence. Il regarde son cellulaire l’air de rêver qu’il y ait une caméra, juste pour observer son fils. Pour le voir ramasser son sac, sortir de la maison, mettre minutieusement la clé dans la serrure et barrer la porte comme ils l’avaient fait 20 fois durant le week-end, le voir se retourner pour saluer, voir la demi-seconde de crainte et de doute apparaître dans ses yeux avant qu’il ne se rappelle que ses parents n’étaient pas là, mais que Maman serait à la maison à son retour. Elle l’avait promis.

Assis, dans le train, qui l’amenait à son travail, un matin d’été, comme nous tous, cet homme, mesurait le chemin accompli. Il avait rêvé, alors que Nicole était enceinte, d’un fils médecin, architecte, ingénieur, comédien, mais un détail, un tout petit détail, un chromosome, de trop sur la vingt-et-unième paire, avait modifié les rêves et les aspirations qu’ils avaient eus pour leur fils. Martin n’avait pas fait d’études universitaires, il savait compter, lire lentement et avait terminé avec beaucoup d’efforts une formation spécialisée pour travailler comme aide cuisinier.

Et ce matin, il réalisait que leurs efforts et leur confiance portaient fruit, son grand garçon de 22 ans devenait un adulte autonome. Et, alors que nous descendions tous du train, en route vers nos routines respectives, j’ai vu une larme de fierté qui s’écoulait sur la joue de ce père.