Le rêve du petit robot (1)

Il était monté parmi les derniers, s'était assis à côté de moi, le Ipod vissé aux oreilles, les yeux tournés vers son Blackberry, et avait continué sa journée de travail comme si le train était devenu une extension de son bureau.

Je n'avais pu m'empêcher de remarquer cet homme en complet cravate qui pitonnait à côté de moi. Sa vie me rappelait un peu la mienne. Un petit paquet de cartes d'affaires dans la pochette m'avait informé de son nom: Daniel Stark.  C'était aussi le prénom qui ponctuait la longue litanie de messages envoyés pour terminer la journée d'aujourd'hui et amorcer celle de demain.

De: Daniel
À: Gerry
Objet: Plan de redressement
Très bonne rencontre avec l'équipe de gestion sur le plan de redressement de l'usine. J't'en parle demain.

De: Daniel
À:Diane
Objet: Rencontre ISO
Ci-joint ma présentation ISO pour demain. À quelle heure la rencontre?

De: Daniel
À: Huguette
Objet: Voyage à Toronto
J'ai confirmé ma rencontre à Toronto, la semaine prochaine. Pourrais-tu faire les réservation pour mon voyage?

De: Daniel
À: Marie-Josée.
Objet: Souper
Je vais passer acheter du pain en rentrant. As-tu besoin d'autre chose? T'<3

.... Vivement les vacances. Plus que 32 jours avant les Fêtes. Ils avaient loué un chalet dans les Laurentides. Il avait promis à Marie-Josée. Deux semaines sans portable, sans Blackberry. Quatorze jours de ski, de soirées de bouffe entre amis, de jeux de société en famille et surtout de soirées à se cajoler tous les deux au bord du feu.

Il avait soupiré, puis avait choisi la musique sur son Ipod. Après un moment d'hésitation,  il avait finalement arrêté sa décision sur du jazz.

De: Daniel
A:Aux employés de l'usine
....Un dernier message à l'équipe de travail concernant les nouvelles normes de sécurité…patati et patata.

Le jargon du siège social, un message de routine, auquel personne ne portera attention, parce qu'ils étaient tous préoccupés par les rumeurs de coupures. On parlait de déménager l’usine au Minnesota. Qui se préoccupe de garder ses deux yeux et ses deux bras, quand il risque de perdre son gagne-pain? Un message qu'il devait malgré tout envoyer, pour pouvoir dire qu'il l'avait envoyé.

Il s’inquiétait pour ses employés.

En fait, non, il s’inquiétait parce qu’il ne s’inquiétait plus pour ses employés. C'était comme si tout s'était embrouillé dans sa tête et il faisait maintenant son travail mécaniquement comme un petit robot.  Rencontre, plan, voyages, normes, voyage, normes plan, rencontre. Comptant déjà les jours et les heures avant sa montre en or et la retraite tant méritées.

Personne ne s’inquiétait pour lui; il travaillait bien, ses patrons étaient satisfaits. Il savait que peu importe les coupures, il était assuré d’un emploi à l’usine, ou au siège social de Montréal. La même routine, les mêmes courriels banals- Plan, rencontre, voyage, voyage, rencontre, plan- parfois entrecoupés d'un "Est-ce qu'on a besoin de pain. Je t'aime".

Pourtant, il se disait que quelque chose clochait.  À 48 ans, il lui semblait que sa vie pourrait être autre chose et s'était mis à rêver d'un plan de redressement pour lui-même.

À lire,  la suite: Le rêve du petit robot (2)