26 décembre

Rose avait mis de l'eau à bouillir pour se faire un thé.   Dans l'appartement au-dessus, elle entendait les enfants courir.  Les valises déposées dans l'entrée.  Les parents qui criaient, "Arrêtez de courir, vous allez déranger Madame Lemieux".   Les pas qui arrêtaient, puis repartaient.   Les Gignac venaient d'entrer de Trois-Rivières avec leurs enfants.  Demain, les enfants profiteraient de leur congé pour venir lui quêter quelques bonbons et lui apporter quelques dessins qu'ils auraient faits pour elle.

Plus tôt ce matin, Marc et Stéphane, les voisins d'à côté, étaient venus la saluer.  Ils revenaient de Sherbrooke, où ils avaient passé Noël dans la famille de Stéphane.   Ils lui avaient apporté un morceau de gâteau aux fruits et lui avaient dit qu'ils organisaient un gros party pour le 31 décembre, s'excusaient d'avance du bruit qu'ils feraient, l'invitaient à venir y prendre un verre.  Elle avait souri, remercié pour l'invitation mais avait refusé prétextant qu'elle était trop vieille à 82 ans pour ce genre de folies.

Noël était terminé, et la vie reprenait son cours dans le bloc appartement.  Elle était allée s'asseoir près de son petit sapin, sa tasse à fleurs roses, remplie de thé fumant.  Son sapin n'était pas très grand, trois quatre pieds, pas aussi beau ni aussi grand que ceux de son enfance, ceux qu'elle allait couper dans le bois avec son père et qui touchaient le plafond du salon de la grande maison près de l'église.   Mais il était pratique, elle était capable de le sortir toute seule du garde-robe de la chambre d'invités où elle le rangeait une fois les fêtes terminées.

Sur le manteau de la fausse cheminée, elle avait replacé la photo de Daniel, celle où on le voyait avec sa femme et ses 2 enfants, sur une plage.  Ils avaient l'air heureux.  Elle était bien fière de son fils.  Un médecin, qui travaillait dans un gros hôpital, faisait un gros salaire.  Sa femme était très belle,  toujours bien mise.  Dans les photos qu'il envoyait de temps à autres, elle voyait que les enfants grandissaient en beauté.   Elle avait aussi replacé celle de Marie-Christine, les cheveux au vent dans une balançoire,  avant, quand elle était heureuse.

Elle savait soufflé doucement sur le thé bouillant en avait pris une gorgée, les yeux fermés. Daniel l'avait appelée pour Noël.  Elle l'avait trouvé de bonne humeur.  Il voulait savoir si elle avait reçu l'ordinateur qu'il avait envoyé, lui disant qu'avec ça elle pourrait communiquer plus souvent, qu'elle pourrait même y voir les enfants, comme sur une télé.  Il lui avait dit: "Demande à Marie-Christine, qu'elle te l'installe.  Tu vas voir, c'est bien facile".

Elle  avait regardé la boîte sur la table de la salle à dîner, qu'elle n'avait pas ouverte et avait répondu: "Oui, oui, je vais faire ça.  Puis, toi? comment ça? Quel temps il fait à Los Angeles? Est-ce que les enfants pratiquent leur français? Tu devrais me les envoyer un été".  Il avait dit "Oui, peut-être.  Anthony vient d'être accepté à Stanford.  Peut-être dans un an ou deux, une fois, qu'il sera adapté à San Francisco.  Lisa étudie fort cette année, elle espère entrer en médecine dans une grande école.  Toi, Maman, comment ça va?"  

Il n'avait pas dit que son mariage battait de l'aile; elle n'avait pas dit qu'elle n'avait pas eu de nouvelles Marie-Christine depuis plusieurs mois, qu'elle l'avait trouvée confuse la dernière fois qu'elle l'avait vue, qu'elle craignait qu'elle ait arrêté ses pilules.   Elle savait que sa fille était majeure et que Daniel ne pourrait rien pour sa soeur.  Il n'y avait rien à faire, rien à dire.

Puis, en arrière, elle avait entendu la voix de Helen, qui criait "Honey, can you bring more wine?". Il s'était excusé, avait expliqué qu'ils avaient des invités pour le souper de Noël et qu'il devait y retourner.  Il avait dit "Je t'aime, on va essayer d'aller à Montréal, l'année prochaine".  Elle avait répondu, "Moi aussi je t'aime, je suis fière de toi."  Il y avait eu un moment de silence, ils avaient compris qu'ils s'aimaient plus que cela, mais qu'ils n'avaient ni les mots ni le moyens pour se le montrer autrement.

Dans son salon, rempli de meubles vieillots, de dentelles et de chatons en porcelaine, Rose repassait son Noël.  Ç'avait été un beau Noël, Daniel était heureux.  Daniel lui avait dit  "Je t'aime".

4 commentaires:

  1. J'aime beaucoup cette petite vie que tu décris dans ce bloc appartement si facile à imaginer tellement tes mots sont bien choisis.

    Bonne journée!

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  2. @Michèle, merci de ton petit mot, ça me fait bien plaisir.

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  3. C'est triste et en même temps, ce ne l'est pas. Mais qu'une personne soit seule le soir de Noël, c'est plus fort que moi, ça me désole. Vivre loin de ses parents vieillissants, c'est culpabilisant. Elle se débrouille pas si mal, cette dame, elle ne se plaint pas, ses voisins sont là pour elle, mais on dirait qu'elle n'a pas vraiment d'amis. Ses enfants seulement et ils sont absents. Ça laisse un petit goût d'amertume, ce texte, par ailleurs fort bien écrit. Pour ce qui est de l'ordinateur envoyé en cadeau sans demander l'avis de la mère, très juste comme réaction de ne pas ouvrir la boîte. On lui a proposé de lui en acheter un ordi à ma mère et de le lui installer et de lui donner des cours aussi. Elle refuse. Pas si simple le fonctionnement de cet appareil quand on n'y connaît rien.

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  4. Merci Femme Libre, j'aime bien comment vous décrivez mon histoire. C'est l'effet que je voulais créer. On côtoie des gens qu'ont devine seuls pour Noël et bien qu'on trouve ça triste, on se demande toujours si ils en sont tristes ou heureux. Ça laisse un étrange malaise.

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