Alice dans sa poussette (2)

Cette histoire est la suite de Alice dans sa poussette (1)

Les jeudis, Benoît dirigeait agressivement la poussette dans le grand Hall, près du comptoir de gâteaux, du magasin d’articles de cuisine et du fleuriste. Il avançait, le dos droit, en regardant devant lui et en faisant des efforts gigantesques pour ne pas regarder Alice dans les yeux.  Arrivé près du grand escalier, il demandait à l'enfant de descendre de la poussette, la tenant avec une main, en montant l’escalier il lui disait, les yeux loin d'elle et mais sans prononcer son prénom: « Viens ma grande, on s’en va à la garderie ».

Quatre ans plus tôt, devant le ventre rebondi de Jeanne, il avait rêvé d’un garçon, voulait l’appeler Simon. Ils n’avaient pas voulu connaître le sexe, mais Jeanne lui disait: « Ce sera une fille » et ils avaient passé des heures ensemble à prononcer des prénoms un à un, à faire des listes, à s’étonner de celui-ci, à rire de celui-là.  Pour choisir le prénom d’un enfant,  il fallait rêver ensemble, il fallait être deux dans l’espoir d’un troisième, et pour toujours.

Quand Alice était née, et qu’il avait pris dans ses bras cette petite chose qui ressemblait tellement à sa blonde, qui avait les mêmes yeux bleus, le même regard coquin, il était tombé amoureux fou. Ils avaient convenu d’un même accord, qu’elle s’appellerait Alice, parce qu’elle avait déjà ce regard qui s’étonne de tout.  Et durant plusieurs mois, il avait connu le grand bonheur de vivre sous le même toit avec deux fois la femme qu’il aimait, une version grande et une version petite.  Le prénom Alice contenait tous ces moments  doux.

Et puis, Jeanne avait perdu l’éclat dans ses yeux, et ils avaient compris que leur histoire d’amour ne fonctionnerait plus. Ils avaient tout séparé. Elle avait repris ses livres, le vieux divan cabossé, qu’ils n’avaient pas changé depuis l’université.  Il avait gardé la collection de CD, le set de cuisine que sa mère lui avait donné le jour où ils étaient partis vivre ensemble. Le partage s’était fait tristement, mais calmement.

Et puis, au milieu, était restée Alice. Alice qu’on ne pouvait mettre ni d’un côté ni de l’autre, Alice, seule preuve qu’ils s’étaient aimés, Alice avec ses grands yeux bleus.  Depuis, Benoît ne pouvait supporter ni le regard, ni le prénom de sa fille, parce que s’il posait ses yeux trop longtemps sur elle ou prononçait son prénom, les larmes viendraient, et le mur qu’il avait érigé autour de son cœur se fissurerait.

À lire, la suite sur  Alice dans sa poussette (3)

3 commentaires:

  1. Beau...on ne sépare pas un enfant en deux. C'est cruel la séparation.

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  2. Qu"il fissure ce mur, c'est le mieux qu'il puisse arriver. Les larmes sont le meilleur baume pour le coeur...

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  3. @Michèle, en effet, et les parents oublient souvent, que les enfants, au lieu d'être la preuve d'un amour déchu, sont aussi source de renouveau et de bonheur.

    @Elaine, il faudrait peut-être eu Benoît te croise pour que tu l'aides à s'écouter, parce que sinon, il va faire comme beaucoup d'hommes et penser que les larmes sont une formes de faiblesse et non de force.

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