Alice dans sa poussette (3)


Les jeudis, Benoît et sa fille faisaient ensemble mais séparément le parcours qui les menait à la garderie. Lui, faisant tout ce qu’il pouvait pour ne pas penser à Jeanne, elle, observant le monde qui s’offrait à ses yeux.  Le jeudi était le jour où la garderie devenait le terrain neutre où Alice était échangée comme un prisonnier de guerre. Son père l'y laissait le matin, avec sa petite valise  et un carnet de bord où se trouvait les informations de base, ce qu’elle avait mangé, les invitations à des fêtes d’anniversaire qu'elle avait reçues, la fièvre ou la toux qu'elle avait eue. Le soir, sa mère venait la chercher pour la garder une semaine.   Le jeudi était le dernier espace où leur vie commune apparaissait pour un instant fugace.


Devant le grand escalier, leur Everest à tout les deux, Benoît avait demandé à la petite de descendre de la poussette et de monter avec lui les marches qui menaient au lieu d’échange, en faisant un effort surhumain pour retenir ses larmes.  Il portait sa colère sur  le bureau, les passants qui l’accrochaient au passage alors qu'il serrait les dents en disant : «Maudit que les gens sont lents, qu'est-ce qu'ils ont à être aussi lunatiques.», et  plus doucement , « Allez Ma Grande,viens, monte une autre marche».

La petite avait depuis longtemps compris qu'il ne disait plus « Alice » ni «Alice, la malice », qu’il disait « Ma Grande » et, elle essayait de grandir en espérant qu’il recommence à l’appeler par son prénom le jour où elle aurait acquis les centimètres qui lui manquaient pour être « Grande ». Mais il lui avait adressé la parole, et même s'il le faisait sans la regarder, c’était déjà plus d’attention que ce qu’elle avait eu dans la dernière heure,  elle aussi avait retenu ses larmes et avait monté sagement les hautes marches du grand escalier, sans se plaindre. C’était sa façon de ne pas être complètement invisible: être à la hauteur des attentes de son père.

Elle aurait eu envie de s’asseoir par terre et de pleurer comme les enfants de son âge, mais comprenait sans qu’on lui dise, qu’elle serait ainsi tombée dans la catégorie des irritants et qu’une crise aurait fait d’elle un objet de plus, transparent parmi tous ceux qui dérangeaient son père.

Et ensemble, ils étaient arrivés en haut, main dans la main, et avaient franchis l'espace qui menaient jusqu'à la garderie sans dire un mot, solennels, chacun dans sa tête.  Juste avant de quitter son père,  Alice avait tenté une dernière fois, de pointer, quelque chose, un objet banal, en espérant que faute de la regarder dans les yeux, son père regarderait dans la même direction qu’elle, et comprendrait que, même si la vie d’avant était finie, la vie était ici, maintenant, et qu’elle continuait et qu’elle grandirait.

Mais Benoît avait détourné la tête pour ne pas qu'elle voit le larmes dans ses yeux, et était parti sans lui dire au revoir.

3 commentaires:

  1. Rempli d'émotions et de vérités. C'est triste mais pourtant la réalité de beaucoup d'enfants...et de papas, malheureusement.

    Moi aussi je m'étais mise à un certain moment à appeler Louis " Mon grand". Un surnom rempli d'attentes qui ne lui correspondait pas, parce qu'il était encore petit.

    RépondreSupprimer
  2. Ouf, j'ai le coeur gros :( Pauvre Alice... Bravo, encore un autre excellent texte bourré de talent!

    RépondreSupprimer
  3. @La citadine contente que tu aies aimé. C'est un texte qui a été difficile à écrire et je me suis quand même forcée à le publier, même imparfait, parce qu'il racontait quelque chose qui méritait d'être raconté. Contente qu'il t'aie plus malgré les maladresses, je suis d'ailleurs retourner faire quelques améliorations.

    RépondreSupprimer