Il y aura toujours un peu de bleu

Le bonheur s'était installé un jour doucement, par tous les pores de son appartement, avec le soleil par la fenêtre, avec le vent par la porte. C’était arrivé par surprise, quand elle s’y attendait le moins, un matin, Johanne s’était levée, s’était fait un café dans la cuisine silencieuse, et avait compris qu’elle avait tout ce dont elle avait besoin pour être heureuse.


Elle avait compris que le bonheur est l'état dans lequel on se trouve quand on choisit de s'attarder à ce qu'on possède plutôt qu'à ce qu'on aurait pu avoir, quand on porte plus attention à ce qu'on est devenue, qu'à ce qu'on aurait pu être et ce jour-là elle s'était sentie envahie d'une très grande paix.

Longtemps, elle avait cru que le bonheur viendrait, quand elle aurait une maison avec une clôture blanche, trois enfants, un chien, un mari aimant. Elle n’avait ni la maison, ni les enfants, ni le mari. Sa vie était simplement composée d’un chien qui lui léchait le visage quand elle rentrait chez-elle, un petit appartement dans le Plateau, et des amis, des amis heureux, des amis malheureux, mais surtout des amis qui avaient besoin d’elle et des amis qui seraient là le jour où elle en aurait besoin.

Ce jour-là, elle avait mis de la musique joyeuse, et s’était installée dans son atelier. Son atelier qu’elle avait finalement osé aménager dans la chambre, qu'elle avait longtemps gardé pour l'enfant qu'elle n'aurait pas. Elle avait sorti une grande toile blanche, ses pinceaux, ses couleurs, et était restée figée quelques instants devant la toile blanche.  

C’était facile, de crier ses malheurs sur la toile blanche, de laisser couler son sang et ses larmes, mais soudainement, avec le calme qui l'habitait, elle avait craint que le bonheur n’ait pas d’histoire, que le bonheur soit ennuyant, dégoulinant de belles images et écoeurant. Pendant un instant, elle était restée paniquée, devant la toile blanche, se disant qu’elle n’allait quand même pas se mettre à faire des toiles quétaines avec des prés verts, des sapins et des oiseaux.  La force des émotions qui ressortaient de ses toiles avaient fait sa renommée; elle n'allait certainement pas se mettre à vivre de toiles ennuyantes aux couleurs pastels. 

C'était injuste!  Pourquoi devoir choisir, encore. Pourquoi sacrifier ce rêve-là, aussi?  Elle avait sacrifié les autres, mais pas celui-là, pas son droit de pouvoir peindre, de pouvoir laisser aller ses émotions sur une toile.  Non, le prix du bonheur ne pouvait, ne devait pas exiger ce sacrifice.

C’est la colère qui avait dirigé le premier coup de pinceau, et sur la toile était apparu une balafre de rouge, comme un coup de poing, une autre noir de peur, puis le jaune et l’orange de son bonheur, et finalement, petit à petit par gouttes bleues et vertes, la mélancolie, et avec elle, toutes les joies qu’elle n’avait jamais eues et celles qui n'avaient pas durées.

Et un tableau était né. Ce n’était pas comme les tableaux d’avant, ceux qui ne contenaient que du chagrin et de la colère. Celui-là contenait quelque chose de plus complexe; ce tableau contenait le bonheur, mais aussi, les regrets et larmes coincés ici et là au creux de son âme. Elle avait compris que celles-ci sortiraient toujours quand elle prendrait un pinceau et surtout qu’elle ne vendrait jamais le tableau couvert de taches bleues et vertes qui était né ce jour-là.


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Bien que cette histoire n'en soit pas une suite chronologique, le personnage de Johanne apparait aussi dans la série d'histoires d'Isabelle (Deux Duo-Tang un cahier Canada 1 à 3 et un Question de trop 1 à 4)   Il y a parfois des personnages auxquels je m'attache et que j'ai envie de continuer à explorer. Johanne est de ceux-là.

4 commentaires:

  1. Aurons-nous le plaisir de voir les couleurs de ton bonheur sur les pages de ton cahier? ;)ce talent, il est timide à se pointer mais il est un océan en toi. Comme ce que tu écris... Peut importe le robinet que tu ouvres on boit ce qui en coule!
    Bon dimanche!

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    1. Merci pour ce compliment. Pour ce qui est de mon cahier. Je le garde pour moi, c'es un outil pour m'amuser me défouler, pas quelque chose que j'ai l'intention de partager.

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  2. Personnage très attachant que cette Johanne... j'aime beaucoup sa vision du bonheur...

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  3. Oui en effet, j'aime aussi ce genre de femme. Forte solide, Conscient de sa place dans la vie.

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