Les nouvelles bottes de Martha

Le bruit de ses pas avait tiré Martha de sa rêverie. Elle ne se rappelait pas avoir jamais entendu ce bruit. Ce n’était pas le "crac crac" de la glace qui casse, ni le "slouche slouche" de la neige fondante. C’était quelque chose de plus subtil comme le bruit de la poudre qu’on frotte sur une peau sèche, swouche, swouche. Un bruit de neige comprimée par le froid et les pas. Elle pensait à ses amies de Lima et se disait, qu’elles ne connaissaient certainement pas les variations du bruit de la neige.



Dix ans déjà qu’elle avait quitté le pays où elle était née, qu’elle avait fui une situation politique qui la forçait à rester dans sa maison pour se retrouver confrontée à un climat qui avait le même effet. Le changement avait été drastique, de Lima où elle travaillait dans un cabinet d’avocats pendant que trois bonnes et un jardinier prenaient soin de sa maison et de ses enfants, à Montréal, où elle était une immigrée parmi tant d’autres et où ses beaux vêtements griffés ne servaient à rien. Tout avait été à reconstruire, sa carrière, sa vie, sa garde-robe.

Mais elle avait gardé ses bottes. Celles d’avant, celles qui étaient à la dernière mode et qu’elle devait nettoyer chaque soir pour empêcher le sel de les tacher. Des bottes de cuir élégantes achetées pour passer un nouvel An à New York et qu’elle avait cru faites pour l’hiver. Des bottes faites pour une femme riche en vacances et pour qui la neige est un accessoire touristique.

Et puis, il y a quelques jours, elle avait pris une décision. Ce serait la fin de cette étape de sa vie. Elle avait lavé les bottes une dernière fois, et les avait déposées, sans regret dans la boîte pour les pauvres, comme elle aurait quitté un homme qui n’avait pas su la protéger.

À la place, elle avait choisi des bottes confortables et pratiques, adaptées à sa vie. Pas des bottes de touriste, des bottes pour vivre ici, pour faire des courses, pour marcher dehors, pour pelleter, pour se rendre au travail à pied. Des bottes qu’elle n’aurait jamais osé porter dix ans plus tôt, parce qu’elle n’avait pas le talon qui la grandissait, ni la forme de celles que les mannequins portaient, parce qu’elles lui donnaient l’air d’une esquimaude égarée en ville et qu’elles n’auraient pas impressionné ses amies de Lima.

Et pour la première fois de sa vie, elle était sortie à -22C et s’était sentie bien. Son souffle et sa respiration se transformaient en une buée cristalline, qu’elle pouvait presque entendre tinter. Ses joues rougissaient, ses cuisses picotaient, mais elle était au chaud dans son manteau en duvet qui lui couvrait les fesses, et ses bottes, ah! ses bottes.!

Et  là, un jour de janvier, elle venait de réaliser combien l’hiver était beau. Combien le ciel était d’un bleu cristallin, comment la neige enveloppait tout dans sa cape, même les arbres qu'elle rendait minuscules. Elle avait été éblouie par les couleurs plus belles, plus vraies, comme si un enfant s’était amusé à colorer le paysage en prenant la couleur directement du tube.

Tout à l’heure, elle reviendrait chez-elle, dans sa petite maison de banlieue où elle était en sécurité, où ses enfants terminaient leurs études universitaires, où elle avait des amis sur qui compter. Elle préparerait ses leçons d’espagnol de la semaine en sirotant un chocolat chaud puis passerait elle-même la balayeuse dans le salon trop étroit.  La neige faisait "swouche swouche" sous ses pieds au chaud et elle n’avait pas senti la larme de bonheur qui avait coulé de son œil et gelé avant d’atteindre le bas de sa joue.

11 commentaires:

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    1. Drôle d'expression de nos jours:"Belle plume", mais sérieusement, le compliment me touche beaucoup. Merci!

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  2. Quel beau billet, touchant, juste et si bien ficelé.
    Je la comprends tellement ta Martha... Comme c'est beau et agréable l'hiver quand on est bien habillé et comme la vie est bonne quand on trouve le bonheur dans ce qu'elle a à donner, au lieu de se battre contre la nature même des choses ou contre soi...Par contre, je les aurais peut être gardées ces belles bottes, juste pour sortir pomponnée, lorsque les jours seront fête;-)
    Je te lis avec joie renouvelée

    France

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    1. France, merci de venir me lire (ou me relire). Par contre tu sèmes un doute dans mon esprit. Est-ce que Martha aurait dû garder les bottes?

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  3. Toujours de belles histoires, bien écrites. Merci pour cette belle évasion, en plein milieu d'une journée de travail. C'est une pause divertissante qui me permet de déconnecter.

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  4. Quelle belle histoire! J'aime beaucoup. En finissant les dernières lignes je me suis rendue compte que j'avais le sourire accroché et qu'il veut y rester comme le gout d'un bon vin que l'on vient de déguster
    Je me sent toute rafraichie
    Xxx Katia

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  5. @Katia, Contente d'être ta pause "Bouésson". ;D

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  6. J'ai beaucoup aimé cette histoire, que j'ai lu un matin dans le train... elle m'a habité une partie de la semaine...

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