L'odeur des rêves

Cette histoire est la suite de Juste ça

Eric avait salué les gars avec une dernière boutade qui les avait fait rire très fort, puis était sorti. Dehors, il avait hâté le pas, Suzie l’attendait; il avait promis d’arriver tôt. Dans sa poche, la lumière de son cellulaire clignotait. Il avait dit à la troupe quand le téléphone avait sonné: « Ah, c’est pas important ». Dans la ruelle mal éclairée, il s’était quand même arrêté pour écouter le message vague de sa mère : « C’est moi. Rien d’important. Appelle quand tu auras le temps. »
Elle avait attendu deux mois. Deux mois pour que « le temps arrange les choses», comme elle disait. Deux mois pour pousser la honte sous le tapis, en tentant de faire comme si elle n’existait pas. Sa grand-mère disait « Le fruit ne tombe pas loin de l’arbre.» chaque fois qu’elle le voyait. Si elle était encore vivante, elle aurait affirmé, l’air d’un chat repu: « Je vous l’avais dit. ».

Reste que ç’avait été un beau Noël. Son plus beau peut-être. Sa mère avait sorti sa belle nappe et la vaisselle des grands jours. Le père avait troqué sa bière pour du vin bon marché. Ils avaient eu l’air d’une famille normale. À minuit, quand la parenté était repartie et que le père ronflait dans son fauteuil, elle s’était versé du thé dans sa tasse en porcelaine bleue.

Elle lui avait avoué qu’avec l’âge, le bonhomme s’endormait de plus en plus tôt, qu’il se radoucissait et qu’il lui arrivait même d’être affectueux, mais que malgré cela elle ne pouvait pas oublier. Il avait parlé de ses nouveaux projets en les magnifiant un peu. Quand il avait vu la lueur de fierté dans l’oeil de sa mère, chose si rare, il s’était emballé, comme lorsqu’il avait cinq ans et promettait de la protéger. Il s’était cru lui-même, en avait rajouté.

Il était allé trop loin. Il avait sorti la carte-cadeau ramassée dans un grand magasin, sans la payer, et l’avait mise dans les mains ridées: « C’est pour toi, en attendant que je te sorte d’ici …» Le mensonge avait été récompensé à sa hauteur. Elle avait regardé le petit bout de plastique avec un gros montant et avait murmuré : « T’étais peut-être pas une si grosse erreur ». Il s’était dit que c’était peut-être ça le bonheur.

Il avait imaginé ce qui était arrivé par la suite: sa mère dans son manteau de mauvais qualité, petite, humiliée qui mentait à la caissière pour le protéger, parce qu’elle ne savait rien faire d’autre, parce que c’était ce qu’elle avait fait toute sa vie. Sauf que cette fois, c’était pour Eric qu'elle avait menti.

La lumière de la lune et la blancheur de la neige fraîchement tombée dans la ruelle contrastaient avec l’éclairage diffus du bar. Il avait allumé une cigarette, le temps de décider ce qu’il allait faire. En levant les yeux, il avait remarqué, sur le mur, des briques plus claires là où il y avait déjà eu des fenêtres. Des fenêtres qui avaient été barricadées parce qu’elles n’offraient aucune vue. Il s’était demandé si c’était toujours comme ça, si on condamnait les fenêtres lorsqu’elles ont une vue sur les ruelles et leurs poubelles.

À la maison, Suzie l’attendait, elle voulait lui parler. À voir ses seins gonflés depuis quelques jours, il devinait ce qu’elle avait à dire. Il avait éteint sa cigarette avec son pied; sa décision était prise. Il venait de comprendre que pour que la lumière entre par les fenêtres, il fallait construire loin des édifices délabrés. Il ne retournerait pas l’appel de sa mère.

2 commentaires:

  1. Quelle belle histoire... immensément triste mais avec une touche d'espoir, de lumière... J'aime beaucoup!!!

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  2. Bravo Eric. Il peut se permettre de rêver des vrais rêves
    Même tous petits.
    J'adore cette histoire!
    Katia

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