Une brume opaque

Une tempête s’annonçait, et du pont que le train traversait, on ne voyait pas Montréal.  La ville était avalée par la brume. Étienne, le nez collé à la vitre regardait les morceaux de glace qui défilaient sur le fleuve en se disant qu’il vivait lui aussi derrière un écran opaque.

Le long manteau noir et le chapeau de feutre qu’il portait autant durant les canicules de juillet que dans les grands froids d’hiver lui servaient d’armure dans cet univers qui ne lui ressemblait pas et les passagers du train regardaient curieux, ce jeune homme sans âge qui avait le teint pâle de ceux qui vivent la nuit devant un écran à jouer des de rôles qui se déroulaient au Moyen Age dans un univers parallèle.

Sa mère avait dit « Étienne, t’as 20 ans, tu ne peux plus passer tes journées devant ton ordinateur, faut que tu te trouves une job. J’ai appelé ton père, il m’a dit qu’il allait essayer de t’aider. » Maurice avait accepté de le voir, pour un café, dans un endroit près de son bureau pour qu’il puisse retourner rapidement dans sa tour d’ivoire, mais assez loin pour ne pas croiser personne à qui il aurait dû présenter Étienne.

Étienne savait déjà comment se déroulerait la rencontre. Ils échangeraient des paroles vides, comme deux étrangers, deux hommes qui, à l’œil nu, paraissaient opposés. Maurice se libérerait de sa culpabilité avec une importante somme d’argent qu’Étienne irait dépenser dans les « comic book stores» de l’ouest de la rue Ste-Catherine.

L’homme était arrivé à l’heure prévue, en complet cravate. Les mêmes paroles que d’habitude s’étaient échangées : « Comment va ta mère » « Elle va bien » « Tes études? » « Bof » Maurice avait jeté quelques coups d’œil à son Blackberry, vérifié les cours de la Bourse, envoyé des instructions d’achat, de vente et avait expliqué au jeune homme l’importance de commencer à investir son argent tôt. Puis il avait changé de sujet en soupirant, l’air de se dire, que s’il était véritablement son père, il lui mettrait une cravate, un complet et un coup de pied au cul, et lui trouverait une job, une vraie.

Aux yeux de Maurice, Étienne, n’était pas son fils. Étienne était le fils de Nicole. Le résultat d’une erreur commise, il y a longtemps et dont il ne parlait jamais dans le monde où il évoluait.  Nicole avait été sa secrétaire et sa maîtresse pendant des années. Une secrétaire efficace, une maîtresse soumise. Une femme obéissante qui avait toujours fait ce qu’on attendait d’elle, sauf une fois. Cette fois-là, elle avait eu l'enfant dont elle avait rêvé.

Quand Étienne rentrerait à la maison ce soir-là, sa mère l’attendrait avec son repas favori, et, se croyant subtile, le grillerait de questions sur la rencontre en espérant encore un peu que la chimie passerait un jour entre le fils qu’elle adorait et l’homme qu’elle avait aimé. Étienne la nourrirait de quelques détails, lui dirait qu’ils n’avaient pas besoin de lui, qu’ensemble tous les deux, ils étaient heureux.

Pour lui faire plaisir, il l’aiderait à laver la vaisselle du souper et à mettre la table pour le petit déjeuner, en lui disant qu’elle était encore belle à son âge et quand la nuit tomberait et que sa mère serait couchée Étienne se branchera sur son ordinateur, et vivrait son autre vie, celle où il était Gobast le financier.

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1 commentaire:

  1. "...mais assez loin pour ne pas croiser personne à qui il aurait dû présenter Étienne."

    J'ai trouvé ce bout de ton histoire triste. C'est peut-être la réalité pour des petits Étienne comme celui de l'histoire. Je sais que des parents renient leurs enfants ou en ont le dédain, en ont honte. C'est malheureux.

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