La fin d'une chanson

Ceci est la suite de Une vieille chanson triste

Tous les mercredis, Suzanne visitait Marguerite. Religieusement.  Elle passait s'assurer que sa mère était bien, qu'elle n'avait besoin de rien, qu'il y avait de la nourriture dans le frigo, que les comptes étaient payés.  Mais aussi, et elle ne le disait pas, pour se rassurer que dans cet appartement où le temps s'était arrêté à la mort de son père, les choses demeuraient à leur place.  Pour être certaine que les photos de son enfance restaient dans l'album sous l'horloge grand-père, que la bonbonnière était toujours remplie de ces vieilles paparmane roses que plus personne n'achetait et que les amoureux empesés étaient encore debout côte à côte dans le cadre démodé sur le piano mécanique.


Mais en ouvrant la porte de l'appartement de sa mère, elle avait été frappée d'une vision qui viendrait la hanter pendant longtemps. Devant ses yeux, une inconnue, serrant dans ses bras coussin de velours, pieds nus dans une robe froissée, dansait au son d'une chanson d'amour oubliée.  Le canari éberlué tournait autour, se frappait sur les miroirs, sur la vitre de la fenêtre, cherchait la sortie au milieu des graines d’oiseau, des plumes jaunes qui voltigeaient dans la lumière du matin comme autant de confettis lancés pour une procession funèbre.

Cette femme échevelée n’était pas sa mère. Cette gitane démente, prise d’un vertige au bord du gouffre, prête à sauter on aurait dit, n’avait rien à voir avec la femme qui s’était levée la nuit soigner sa fièvre, n’avait rien à voir avec cette femme qui parlait de son mari avec fierté en disant, « Ah! c’était un homme honnête et travaillant », ou avec la vieille dame qui préparait des confitures aux framboises tous les étés.  Suzanne était restée ébahie jusqu'à la fin de la chanson et resterait blessée pour longtemps encore devant l'image de princesse déchue qui s'offrait à ses yeux. 

Puis, elle avait donné des ordres, d'une voix sévère, comme à une enfant malade d'avoir mangé trop de sucreries.  Elle lui avait dit de s’asseoir, avait fermé la fenêtre, avait recouvert sa mère d’une petite veste en tricot bleue, lui avait mis ses vieilles pantoufles, jusqu'à ce que l'image sous ses yeux soit conforme à celle qu'elle connaissait. Elle l'avait regardée un moment, pour se rassurer qu'elle était encore pareille à l'image qu'elle avait d'elle, à ce qu'elle avait toujours été, puis s’était enfermée dans le boudoir pour appeler Bernard. 

Marguerite était restée immobile sur le divan.  Lorgnant du coin de l’œil le tourne-disque qu’elle aurait voulu remettre en marche, pour remplir son coeur de belles images, mais n’osant pas, préférant rester sagement les mains sur les genoux, comme une enfant punie qui attend son sort devant le bureau du directeur.  Dans le petit boudoir derrière la porte coulissante Suzanne expliquait à son frère d’un ton angoissé. «  C’est pas elle, ça, c’est pas elle… je ne sais pas ce qui lui arrive.  C'est pas not' mère cette femme-là. Va falloir faire quelque chose, elle est pas bien».  Marguerite en voulu à Dieu de ne pas avoir eu l’indulgence de la rendre sourde, pour ne pas devoir entendre sa sentence finale :
- Va falloir la placer.
Les mots l’avaient frappé comme un coup de poing, juste là dans le grand trou au milieu de son ventre, dans ce grand vide au milieu d’elle qu’elle n’avait jamais pu remplir.  Pour la première fois de sa vie, elle avait peur de la mort, de la mort lente et aseptisée dans un endroit où l’on enferme les vieillards pour les empêcher de mourir. 

Elle aurait voulu s’étendre et pleurer, pleurer tout son saoul, pleurer jusqu’à plus soif, jusqu’à ce que la dernière vague de regrets la berce et l’endorme le visage rougi dans un oreiller mouillé.  Pleurer jusqu’à l’épuisement, pleurer jusqu’à la mer, jusqu’à ce que ses larmes la noient et qu’elle s’étouffe dans ses sanglots pour ne plus jamais se réveiller.   Mais elle n’avait plus de larmes.  La source depuis longtemps était tarie. Trop souvent elle y avait jeté des pierres pour camoufler l’eau, par peur de s’y noyer et maintenant qu’elle avait tout le temps pour pleurer, il ne lui restait qu’une envie, celle de tourner dans sa robe rose.

Elle aurait voulu fuir. Elle aurait dû fuir. Mais elle en était incapable.  Elle ne connaissait que l’obéissance, et la seule issue possible était la lente fuite qui viendrait.  Celle de son cerveau, qui emportant ses rêves avec lui,  laisserait derrière une douce folie pour la protéger.

4 commentaires:

  1. Si triste... Mais si bien écrit! J'ai une pensée pour ma grand-mère...

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  2. Merci beaucoup La Belle pour ton commentaire.

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  3. ¨¨Toujours moi¨¨15 mars 2012 à 14:26

    Si un jour je deviens comme cela, j'espère que quelqu'un m'aimera assez pour mettre dans ma main une ou plusieurs petites pilules pour m'endormir à jamais.

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    1. Toujours moi, je trouve ça beau moi les vieilles dames en robe rose qui dansent nu-pieds. Tant que c'est de la folie douce, on devrait les laisser profiter de la vie non?

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