Une vieille chanson triste

Cette histoire est la suite de Le petit déjeuner de Marguerite

Elle avait remis le disque une fois de plus. Pour s’enrober dans la voix grave du chanteur, dans les mots et dans les souvenirs qui venaient avec. « It's no secret you'll feel better if you cry » . 


Assise sur le sofa usé, en robe du soir, elle dansait avec ses souvenirs.  Sa robe rose, sa belle robe rose avec un décolleté en cœur qui montrait sa gorge si délicate et si blanche. 

Son mari avait eu raison d’interdire la robe…Elle ne l'avait porté qu'une fois, que cette fois-là.  Dans ses yeux fermés, un kaléidoscope d’images, la lumière du candélabre qui lançait des étincelles partout, sur les corsages, dans les yeux. L’alcool qui faisait tourner les têtes et qui embellissait tout. Les yeux de l’homme, et sa main posée délicatement au creux de son dos. Et les mots qu’ils ne s’étaient pas dits et qu'elle inventait aujourd'hui. 

La robe rose qui tournait et qui l’emportait vers le péché. Ce doux péché qu’elle n’avait jamais confessé, par peur de le salir, d’en faire autre chose que cette vague sensation de bonheur qui était restée. Cette fenêtre qui s'était ouverte un instant pour aussitôt se refermer avait laissé une impression vague et ténue de quelque chose d’autre qui aurait pu être et n’avait pas été. Tout ce qui en était resté, un parfum d’homme et une nuit qui n’appartenaient qu’à elle et qu’elle emporterait dans sa tombe.

Les dernières notes s’étaient égrenées. Marguerite était demeurée assise, les yeux fermés, la robe rose froissée pendait entre ses jambes, ses pieds nus aux orteils peints de rouge sur le plancher de bois. Elle reprenait son souffle pendant que la tête lui tournait encore.

Quand seul le grésillement répétitif de l’aiguille qui sautait le dernier sillon était venu troubler le silence, elle avait frissonné. La fenêtre était restée ouverte et poussait les rideaux de mousseline dans les airs laissant entrer l’air froid de l’hiver, elle s’était levée pour remettre les bras du tourne-disque au début du disque, se disant qu’elle aurait le temps une dernière fois, d’entendre la douce voix du chanteur venir la caresser et les dernières paroles la bercer: «Remember sunshine can be found behind a cloudy sky/ So let your hair down and go on and cry »

Prise par la musique, elle n’avait pas entendu la clé dans la porte. Sa fille Suzanne était entrée et l’avait surprise à tournoyer dans le salon, pied nus.

La suite sur La fin d'une chanson

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