Le petit déjeuner de Marguerite

Marguerite s'était levée tôt, comme d'habitude.  À son âge, le sommeil était une perte de temps.  Dans sa cage, le canari qu'elle s'était offert pour ses 85 ans roucoulait déjà.  "Ça vient, ça vient mon Roméo, je vais nettoyer ta cage, t'as encore fait un dégât."  Elle avait ouvert la cage et laissé l'oiseau voleter dans l'appartement, pendant qu'elle changeait l'eau, ajoutait de la nourriture et nettoyait minutieusement les graines éparpillées.

Puis, elle s'était fait bouillir de l'eau pour un café. Du café instant.  Après toutes ces années, c'est celui-là qu'elle préférait, pas ces cafés sophistiqués fabriqués dans une machine qu'elle ne savait pas utiliser.  L'instant c'était simple.  De l'eau bouillante dans une tasse et quelques grains qu'elle laissait tomber délicatement en les regardant se dissoudre.

Pour son petit déjeuner, elle s'était préparé 2 rôties de pain blanc avec du sucre d'érable.  Le docteur lui disait qu'elle devrait manger plus de fibres, moins de sucre.  Elle s'en fichait.  À quoi ça servait de vivre plus longtemps si elle ne pouvait pas manger de sucre d'érable ou de pain blanc?  Elle avait découpé les rôties en petits carrés qu'elle avait mangé lentement, un morceau à la fois, en léchant du bout de sa langue rose, les miettes sucrées collées sur ses vieux doigts.

Le soleil était magnifique, et elle avait ouvert la fenêtre pour laisser entrer le vent et l'odeur de la neige qui fondait.  Ça lui rappelait les années dans le bas du fleuve.  Les premières années de sa vie, mariée 4 enfants, seule à la maison la plupart du temps, et le vent par la fenêtre quand le printemps arrivait, et qu'elle s'imaginait partir en bateau à l'aventure.

Elle avait mis sa robe rose,  une robe d'un ancien temps tout en mousseline et fanfreluches.  Une robe de femme, avec un décolleté en coeur.  Gérard avait fait une scène quand elle l'avait mis pour la première fois.  Cette robe qu'elle avait acheté avec les maigres pièces qu'elle économisait de l'allocation hebdomadaire qu'il lui donnait pour les dépenses de la maison. Elle avait mis quatre ans pour sauver assez d'argent pour se payer cette folie.  Quatre ans de sacrifices, pour se faire traiter de traînée, pour se faire dire qu'une femme mariée ne pouvait pas s'habiller comme ça.

Elle n'avait jamais porté la robe, du moins, pas du vivant de Gérard.  Depuis 20 ans qu'il était mort, endormi devant sa télé un dimanche.  Depuis 20 ans qu'elle était libre, libre de manger ce qu'elle voulait et surtout de porter sa magnifique robe rose, elle le faisait souvent.  Elle mettait sa robe rose, un vieux disque de musique ancienne et tournoyait dans le salon de son appartement.

La suite Une vieille chanson triste





7 commentaires:

  1. libre d'être elle-même... Quelle belle vision!

    RépondreSupprimer
  2. Important de penser à soi. Important de ne pas prendre tous les problèmes des autres sur ses propres épaules. Important de s'aimer soi-même et de prendre sa place. C'est la seule façon de se respecter et d'être heureuse dans son quotidien, à travers toutes les petites tempêtes qui traversent nos vies!!

    RépondreSupprimer
  3. Oh...mais comme elle fait bien de ne pas écouter le docteur et de se faire plaisir avec du sucre ;))) Le bonheur dû à ses petits plaisirs prolongera peut-être sa vie un peu ou enfin, lui la feront apprécier davantage!

    RépondreSupprimer
  4. @Elaine Après tant d'années, elle le mérite!
    @Paule, merci de venir me lire. Et oui, il faut parfois faire des choses en pensant à soi.
    @Michèle c'est une chose que disait ma grand-mère à propos du chocolat qu'elle adorait. J'ai toujours trouvé que ça avait bien du bon sens.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. ¨¨Toujours moi¨¨12 mars 2012 à 11:03

      Et ce grand-père à qui on disait à 92 ans et quelques mois, de ne pas manger de chocolat, car ce n'était pas bon pour le foie! Et le coeur alors! On lui en donnait pour qu'il meure un peu moins malheureux.

      Supprimer
  5. Réponses
    1. @Kiwi, merci à vous de venir me lire. Bienvenu dans mon petit univers, j'espère que allez vous y plaire.

      Supprimer