Le cahier bleu (12) - Voir du beau

Ceci est la suite de Le cahier bleu (11) - Ni la mer ni la forêt, un peu des deux

Gaspé, mercredi le 22 août, 23h00

J’écris à la lueur d’une chandelle avant d'aller dormir, pour capturer cette soirée alors qu’elle est fraiche à ma mémoire. Je reviens d’une soirée passée à l’Anse à Griffon avec Eve Daignault, une amie que je n'avais pas vue depuis l’université. Elle vit ici depuis plusieurs années et je me suis dit que ça serait peut-être une bonne idée de sortir de mon cocon pour voir du monde.

Je commençais à en avoir assez de cette réflexion et de ces moments de contemplation, J’avais besoin de voir, si quelque chose en moi avait changé, si j’étais arrivée à me frayer petit à petit un chemin dans la jungle de mes craintes et de mes barrières vers ce lac paisible où je veux être.  Elle est venue me chercher à la maison et,  comme si elle avait deviné ce dont j’avais besoin, m'a dit « Je t’emmène voir du beau, ».

On s'est installée près d'une fenêtre d'où on voyait le ciel qui rosissait et la mer au loin pour manger des fruits de mer et boire un vin qui coulait tranquillement.  Après le repas, nous avons rejoint des amis à elle installés au bar.  Un groupe hétéroclite de gens qui préfèrent vivre au rythme de la mer et qui ont tous des histoires incroyables à raconter. On a parlé de tout et de rien, de l’exposition d’œuvres d’art dans la pièce d’à côté, du ciel de la Gaspésie, de leur vie, de cinéma alternatif et du dernier gros film hollywoodien.

Depuis plusieurs jours je ne t'entends plus dans ma tête, mais ce soir, je ne peux m’empêcher de penser à ce que tu me disais invariablement quand je te parlais de gens avec qui j'avais passé un bon moment: « Il y avait certainement un homme à ton goût dans le groupe.Non? ».  Je n'ai jamais su si tu posais la question pour te faire du mal ou parce que tu étais convaincu que j'allais un jour te quitter pour une autre. Pour toi, liberté a toujours rimé avec faire des bêtises, et, dans ton univers fermé, faire des bêtises voulait surtout dire coucher à gauche et à droite. Tu n'as jamais compris qu'être libre c'est avoir le droit de dire oui, mais aussi le pouvoir de dire non, par choix.

Je ne t’ai jamais promis d’être fidèle. Pourquoi je l’aurais fait? Tu étais marié avec une autre que moi et je te soupçonne d’avoir eu des écarts de conduite lors de tes voyages d’affaires.  Pourtant, je peux te l’avouer maintenant, je ne t’ai jamais trompé. Jamais. Pas par fidélité ni par principe. Non, juste parce que je t'aimais et que je ne vois pas les autres hommes quand je suis amoureuse.

Ce soir, j’ai compris que je ne t’aimais plus. II s'appelle Louis-Charles Cantin et il est peintre, il vit à Gaspé.  C'est un grand brun aux yeux verts qui bouge comme les vagues.  Exactement l’homme de tes cauchemars, sauf que, contrairement au film que tu jouais dans ta tête, lui et moi, on ne s’est pas touché, sauf quand il a délicatement mis sa main sur mon épaule pour m’offrir de visiter le Parc Forillon avec moi, et quelques fois aussi, du bout des yeux.

Il y a une chose qu'Ève m'a dite ce soir, et qui m'a frappée.  Pendant qu'on mangeait, au milieu d’une phrase elle s’est arrêtée pour me dire en riant: « Tu n’as pas changé depuis l'université. Toujours aussi présente et pleine de vie!».  J'ai pas osé lui dire que j'avais changé beaucoup, mais que j'étais revenue à moi quelques jours plus tôt,  La fille qui ira à Forillon demain, c'est celle-là, pas celle dans les photos où nous sommes toi et moi.

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