Ce que votre pied me raconte

Gisèle avait détourné son regard ailleurs. C’est quelque chose qu’elle avait appris dans un cours. « Comment gérer des clients difficiles. » Et celle-là l'était particulièrement. Trois fois déjà, elle l’avait envoyée chercher une autre couleur, un autre modèle. « Je le sais que la grandeur est la même en anthracite ou en taupe, mais je veux voir comment ça fait sur mon pied.»

La dame était invitée dans 2 semaines à un gala où tout le gratin de Montréal serait convié. Gisèle, et la moitié du magasin, le savait maintenant et était, contre son gré, bien au fait de qui serait présent, le député Coderre, des gens d’affaires, des artistes, paraît que Véro Cloutier elle-même allait être là, des médecins, comme son mari « Le docteur Robertson ». « C’est sûr que vous avez jamais entendu parler de lui, mais dans « certains milieux », il est trèeeees respecté, mon mari, mais c’est sûr qu’une vendeuse comme vous, peut pas savoir c’est qui »

Gisèle ne connaissait effectivement pas le milieu des docteurs branchés de l’Ouest de la ville, mais elle savait reconnaitre l’accent de Rouyn-Noranda, même très léger, même quand la personne prononçait « Robeuurtsonne » avec beaucoup d’effort, elle savait reconnaître à des milles de distance, l’accent de la fille qui a honte de l’endroit où elle est née. Il aurait été si facile de l’humilier, de rappeler à sa cliente qu'elle était née Ginette Frenette avant de devenir Ginny Robertson, mais Gisèle était une vendeuse d’expérience et s’était contentée de baisser la tête d’une façon presqu’imperceptible mais assez pour que Madame Docteur Robertson sente qu’on reconnaissait en elle un membre de la caste dominante sans qu’elle ait besoin de continuer à déplacer son manteau de vison et faire clinquer ses bracelets pour établir cette supériorité.

Gisèle continuait de sourire, et était allée chercher une autre boîte avec le même modèle dans une autre couleur. «Ben non, j’ai pas dit crème. Ivoire. Vous êtes vendeuse de souliers, me semble que vous devriez au moins connaître la différence entre crème et ivoire. Vous savez, je connais trrrrèèèèes bien votre patron, M. Gallagher.»

La cliente rêvait de devenir amie avec Anthony Gallagher et n’en avait pas rajouté trop, se disant qu’évoquer  la fois où elle avait croisé le grand patron du magasin en vacances à Paris avec son amant français, aurait pu nuire à ses intentions. Elle avait donc simplement conclu en disant « Faudrait que je lui dise que franchement, la qualité du service diminue dans sa boutique. Mais bon,  vous devez être le genre à essayer de vous syndiquer, j’voudrais pas causer du tort à Anthony. Faque je vais me retenir. Comptez-vous chanceuse, j'ai de la classe».  Elle était repartie, les bras chargés de sacs, laissant derrière elle un relent de parfum cher et une vendeuse dont les yeux brillaient malicieusement.

Dans la salle des employés, Gisèle avait croisée sa collègue Nabila:
- Je sais pas comment tu fais pour garder ton calme avec des clientes comme ça. R’garde toi t’as quasiment l’air contente. 
- Ben en fait, oui. Je me suis vraiment amusée.
- Moi j’hais ça les folles comme ça! On dirait qu'elles viennent ici, juste pour ça , pour nous pousser sur la tête, pour se relever, comme pour oublier qu’au fond, elles sont petites et insignifiantes.
-Ben justement, c’est un peu ça mon métier. Elle faisait pitié, tu trouves pas? Baisser la tête au pied du monde pour les aider à se remonter, il me semble que ça fait partie de mon travail. Je suis comme une  thérapeute de l’orteil. 
- Tu es une sainte! 
- Ben, non, j’ai un fun noir C’était comme aller au cinéma, voir un film de Woody Allen. C’est comme si j’avais eu Cruella Devil juste pour moi pendant une heure. Dire que je suis payée pour ça! Pi en plus elle est repartie avec 3 paires de chaussures. Un délice.
- Mais a' t'as quand même traitée comme de la merde pendant un heure.
- Mmmm, p'têt bien.  Mais tu sais quoi?  Moi, je suis heureuse, pas elle. 

Pour lire la suite : La belle aubaine

2 commentaires:

  1. cest vrai que ça fait du bien de remonter les gens qui sont si petits en dedans et ont besoin de se remonter sur le dos des autres.
    Dans le quotidien de mon travail, j'en rencontre et je me donne toujours comme défit de leur offrir tout ce que j'ai y compris tout mon respest..car se sont des humains avant d'être chiants :P et j'aime les ramener à ce niveau, ils repartent plus légers
    bravo Sophie, pour toutes ces histoires que tu puises en toi et qui sont toujours si ''vraies'' et bien écrites
    J'aime comment tu ''vois'' à travers l'être humain
    Merci de continuer en plus de tout ce que tu as entrepris!
    bisous
    Katia

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  2. J'adore Gisèle et sa philosophie du bonheur. Peu de gens arrivent à être heureux dans de telles conditions de travail. Elle sait tourner la situation à son avantage et à y trouver du bonheur.

    Sophie, tu sais surprendre le lecteur et c'est aussi ce qui fait ta richesse et ton talent.

    Sandra

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