Dénuement

"On a eu beaucoup de neige cet hiver, hein? Installe toi confortablement, Mireille. Les pieds sur les étriers. C’est ça." Elle avait posé les pieds sur les étriers, elle connaissait la routine; elle faisait ça chaque année depuis 20ans. Enfin, presque chaque année.
- Ben oui, j’ai passé Noël à notre chalet dans les Laurentides
- J’ai entendu dire qu’il y avait eu encore plus de neige dans le Nord. J’imagine que ça devait être beau par exemple. Ok, recule tes fesses un peu.
- Ah oui, vraiment! Comme sur les cartes postales.
- Attention ça va être froid. 
- On en a vraiment profité.
- Moi, j’ai décidé de me sauver de ça cette année. Je suis allé dans le Sud avec ma femme. Un tout-inclus sur la Riviera Maya. Attention, je vais essayer de ne pas te pincer. Ça va? J’t’ai pas fait mal?
- Ma belle-sœur aussi est allée dans ce coin là ça d’lair que c’est rendu bien beau.
- Ah oui, ils ont fait de quoi de vraiment bien. On est allés voir les pyramides, un beau tour en autobus climatisé, c’était vraiment bien organisé. Bon j’ai fini ici. J’vais juste vérifier tes seins. Tu fais ton auto-examen régulièrement non?
- Ben, euh, j'essaie.
- À ton âge ça commence à être important. Pas d’antécédents dans ta famille hein? Ça m’a l’air correct. Tu peux te rhabiller. 
En se lavant, Mireille avait fini de déchiré le papier là où elle avait senti la fausse cuirette collée sur sa peau depuis le début de l'examen. Elle avait remis ses sous-vêtements, ses collants, sa robe, pendant que le médecin l’attendait.  Puis, elle s’était rapprochée avec son manteau sur les épaules, prête à partir. Soulagée, il n'avait pas vu.
- À part ça? Rien de spécial dans la dernière année?… année et demie si j’en juge par mon dossier?
Rien de spécial… rien de spécial? À part cette soirée en novembre au bord du lac à pleurer toutes les larmes de son corps?
- Non.
Un frisson, l’avait parcourue. Elle avait enfilé les manches de son manteau. Heureusement, le médecin avait les yeux sur son dossier. Dans ce dossier qui ne contenait que ce qu’elle osait avouer, ne contenait surtout pas de détails sur l’incident. L’intervention, comme avait dit l’autre médecin.
- Non. Rien qui mérite d’être rapporté Dr Langlois.
Elle se rappelait de la nuit au chalet, la veille. Il avait venté toute la nuit. Elle n’avait pas dormi, relisant sans arrêt la brochure, qui parlait de l’intervention.
- Tout a l’air correct. Je devrais avoir les résultats de ton Pap test dans une semaine. Si t’as pas de nouvelles c’est que tout va bien. On se reverra dans un an. Mais, attends pas trop longtemps la prochaine fois.
Elle avait manqué le rendez-vous prévu en juin, trop de boulot, trop de choses à faire. Puis étaient arrivés juillet et les vacances. Ça avait été des belles vacances. Leurs plus belles depuis plusieurs années. Et puis, il y avait eu août et septembre. Deux fois 28 jours. Après, elle avait compris qu’elle aurait dû aller au rendez-vous de juin.  Et il y avait eu novembre et la soirée au lac.
- Veux-tu que je renouvèle ta prescription d’anovulants?
Nue.

Elle s’était sentie nue. Sans vêtements, sans protection, exposée. Elle avait planté ses
ongles dans ses cuisses et avait répondu le plus calmement du monde  « Ah! Ben oui! Faudrait bien. J’pense pas que mon mari aimerait ça que je tombe enceinte d’un 3ème »,  espérant que le médecin ne lèverait pas les yeux de son carnet de prescriptions et qu’il ne verrait pas qu’elle était là, nue, offrant au regard son plus grand secret. Il aurait suffit de remarquer le tremblement de son ventre, la honte dans ses épaules, les mains qui pleuraient sur les cuisses qu’elle tenait fermées. Il aurait suffit de poser une seule question pour qu'elle dise enfin ce qu'elle avait caché à tous.

Michel n’avait rien su, personne n'avait rien su. En novembre, elle avait prétexté un besoin de solitude au chalet, y avait passé une nuit et était revenue en ville le lendemain. À la clinique, elle avait pleuré sans arrêt durant l'intervention. Trois fois, l’autre médecin avait demandé « Êtes-vous certaine madame? On peut encore arrêter. ». Trois fois elle avait secoué la tête sans dire un mot.  C’est elle qui avait annulé le rendez-vous de juin. C'était sa responsabilité à elle, non?

Le docteur Langlois lui avait remis la prescription machinalement, préoccupé par le prochain rendez-vous qui attendait probablement déjà. Elle l'avait jetée dans son sac. Elle n'en avait pas besoin; le médecin, l’autre, celui qui avait fait l’intervention, avait déjà offert de renouveler la prescription oubliée. 

Elle avait couvert son visage d'un long foulard de laine et était sortie affronter le froid mordant de janvier et le reste de sa vie.

12 commentaires:

  1. Je voulais dire; "Belle histoire", mais non finalement non, je dirai plutôt; Belle écriture, touchante écriture, humaine, sensible, lucide écriture.
    Merci
    Yuan

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    1. Merci, merci. Venant d'un homme, concernant une histoire qui à priori et beaucoup une histoire de femme, ça fait bien plaisir.

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  2. Très beau billet. J'aime ton début. On dirait qu'on y est, à cette fameuse visite annuelle chez notre doc.

    Cette histoire, plusieurs (trop de) femmes doivent la vivre, la subir, l'affronter, la pleurer.

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    1. Eh, eh, Michèle, pour la première partie, mettons que j'ai à peu près le même nombre d'années d'expérience de la chose que mon personnage. ;)

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  3. Ouf! Triste et boulversant! Comme il doit être difficile de se faire avorter quand on a déjà 2 beaux trésors à contempler. On peut facilement deviner le visage du troisième...

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  4. OMG... On sent presque qu'on connait cette personne...

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    1. @La Belle, ce compliment me fait particulièrement plaisir. J'essaie beaucoup de décrire des gens "ordinaires", "girl next door" comme ils disent en anglais. Tu me laisses croire que j'ai peut-être réussi avec toi.

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    2. Pas juste avec moi j'en suis persuadé!

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  5. Un de tes Meilleurs ,sinon Le meilleur
    Katia xx

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  6. Je suis sans mots.
    Je ressens un grand vide.
    Je partage.
    http://juliebeaupre.com/jamais2sans3/les-potins-du-dimanche-17/
    (en ligne dimanche!)

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  7. Je pense qu'elle aurait dû en parler à Michel. Manque de confiance, peur qu'il ne veuille prendre la décision à sa place? Me semble qu'elle aurait dû lui en parler. Un enfant, ça se fait à deux, ça devrait se défaire à deux aussi.

    À moins que l'enfant ne soit pas de Michel. Ça expliquerait son silence...

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