La femme ballon


Au début, quand il l’avait connue, elle était toute petite.  Il se rappelait encore cette petite femme qu’il entourait de ses grands bras, le soir après l’amour.  Elle s’était introduite à petits pas dans sa vie, jusqu’au jour où elle avait laissé sa brosse à dents dans la salle de bain et des sous-vêtements de rechange dans le coin d’un tiroir. Peu à peu, elle avait emménagé dans son 1 ½, installant ici et là quelques babioles ajoutant de la couleur et de la féminité dans son antre de célibataire.



Et puis un jour, inévitablement, l’espace de vie était devenu trop petit pour leur amour et leur garde-robe trop étroit pour les vêtements de Magalie.   Ils avaient emménagé dans un appartement douillet. Un 5 ½ qui leur était paru immense, avec assez d’espace dans la chambre à coucher peinte en rose pour ses vêtement à elle et pour ses vêtements à lui dans la chambre d’amis qui servait aussi de bureau.  Hubert avait installé sa collection de voitures modèles et sa maquette du vaisseau de Star Trek au-dessus du petit bureau en pin où se côtoyaient dans un heureux bordel,  ses dessins, la machine à coudre de Magalie et un ordinateur qui servait surtout à  compter les sous pour acheter un jour une maison.

Puis, Magalie s’était mise à s’arrondir, comme un petit ballon qu’on gonfle.  Le soir quand ils dormaient en cuillère, Hubert sentait bien que ses bras n’arrivaient pas à la couvrir complètement à cause de cette bosse qui poussait devant.  Un jour, on dut vider la chambre d’amis, pour la peindre en jaune soleil. Les jeans de Hubert et ses trois vestons s’étaient retrouvés sur une patère trouvée dans un marché aux puces et installée dans le coin de la chambre. Hubert avait  mis son fatras, les voitures et l’Enterprise dans des boites en carton se disant qu’il pourrait toujours travailler du petit bureau installé dans le salon.  Dans le salon, où se trouvait aussi leur nouvelle acquisition, un divan-lit pour la visite, parce que les parents de Magalie descendaient du Saguenay le plus souvent possible  pour venir embrasser leur petit-fils si rond et si dodu.    Magalie, disait  «Un jour, quand on aura notre maison, tu auras un beau bureau pour tes dessins. ».


Quand Hubert avait besoin de respirer, il sortait avec ses copains dans un pub du centre-ville. Ils commandaient un pichet de bière et mangeaient des pinottes en jouant au poker ou au tarot.  Un soir, Mathieu avait amené, Juliette, sa nouvelle flamme.  Ils l’avaient laissé jouer, parce qu’elle connaissait la différence entre une garde contre et une garde sans, et puis Juliette était restée.  Magalie avait su que Juliette se joignait aux soirées de gars et elle avait elle aussi joint la troupe suivie de près des autres blondes. Un jour, les filles avaient décrété que franchement, les cartes ça devenait ennuyant, et la troupe s’était déplacée dans un nouveau restaurant de quartier, où disait-on le chef était voué à un grand avenir.

Quand ils avaient emménagé dans la maison de banlieue qui sentait le neuf,  avec 3 chambres à coucher et un beau parc pour les enfants, Magalie continuait à prendre de l’expansion attendant l’arrivée d’un troisième enfant.  Les années étaient passées. On n’allait plus souper avec la gang.  Le resto, la gardienne, ça finissait par coûter cher et comme les enfants étaient amis avec les petits voisins et que Magalie s’entendait bien avec les mamans, c’était plus simple de fréquenter ces gens-là.  Le petit bureau avait été descendu au sous-sol et servait surtout pour les devoirs du plus vieux,  les bricolages des plus jeunes et pour Magalie qui écrivait un blogue intitulé: "Gonflée d'amour."

Un soir il avait plu. L’eau était entrée dans le sous-sol, là où on gardait les vieilles boîtes.  Celles qu'on n'avait pas ouvert depuis longtemps et qu'on avait entassées près de la fournaise pour laisser de l'espace aux jouets des enfants, à la salle de jeux et à la chambre d'amis.  Il avait fallu ramasser l’eau boueuse et jeter les boîtes pêle-mêle au bord de la rue avant que la moisissure ne s’y attaque. Quand ça avait été fait, que la dernière boîte avait été mise au chemin, Hubert avait embrassé ses enfants puis, il avait pris la voiture et n’était jamais revenu.  Magalie n’avait jamais compris pourquoi, mais avait écrit un long billet sur les hommes qui ne savent pas aimer sur son blogue.

Sur le bord de la rue, parmi les débris,  le vaisseau Entreprise complétait son dernier voyage posé de travers sur un cahier à dessins détrempé,  trois jeans, un vieux veston et toutes les illusions d’Hubert. 

7 commentaires:

  1. Génial ce texte! Très fort dans sa retenue...

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  2. "Magalie mon amour,je ne sais pas quoi te dire, je suis tout mêlé, confus et triste. Je t'aime et j'adore les enfants, mais comment c'est arrivé, comment c'en est venu à ça, comment se fait-il qu'il n'y a plus de place pour moi,,,,,dans ma propre vie."
    Hubert

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    1. Merci Yuan, d'avoir si joliment exprimé le point de vue d'Hubert.

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  3. Bien beau le point de vue de ces hommes qui ne s'expriment pas et qui se laissent tasser, mais totalement dégoûtant d'abandonner ses enfants qui ne sont pas responsables du gâchis. Irresponsable.

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    1. Femme Libre, il n'est jamais retourné dans cette maison, mais qui vous dit qu'il a abandonné ses enfants. Peut-être a-t-il montré à ses enfants qu'il faut savoir se respecter, et qu'il a continué de les voir, à partir d'un appartement du centre-ville. À chacun, chacune d'écrire la fin à sa façon, selon ses expériences et son vécu. ;o)

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  4. "Hubert... n'était jamais revenu." Ce sont les paroles du texte! Jamais revenu, c'est jamais revenu....

    Mais ne le prenez pas si personnel. Hubert, ce n'est pas vous et si je suis si fâchée contre lui, je ne suis pas fâchée contre vous! Il faut avoir un réel talent d'écrivain pour susciter de fortes émotions chez le lecteur. Ma colère est un hommage à votre talent. Laissez-le aller, votre Hubert, il ne vous appartient plus, vous n'avez pas à le défendre. ;o)

    Moi, il m'est carrément antipathique. Bien sûr qu'on écrit et qu'on lit également avec son vécu. Quelle richesse!

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