Un verre de lait s'était renversé


Les valises étaient prêtes.  Cachées dans le garde-robe, en attendant qu’il parte.  Sylvie était restée calme, montrant son visage de tous les jours, impassible, indéchiffrable.  « Veux-tu un autre café, Michel, prendrais-tu une autre toast? », Lili et Mathieu étaient assis sur le divan en pyjamas, écoutant les dessins animés, qui faisaient comme un bruit de fond dans le matin silencieux.

Elle avait posé les mêmes gestes que d’habitude.  Elle avait nettoyé le pot de margarine avec son couteau en choisissant les endroits, où la margarine était souillée de graines de toast ne laissant dans le bol que la graisse jaune pâle intacte et, sur son couteau, une motte jaunâtre couverte des reliques du déjeuner des 3 autres. Deux fois elle avait remplit la tasse de Michel, une fois la sienne.   Il avait dit : « Je vais peut-être rentrer tard, j’ai promis au boss de fermer, et je vais rejoindre les gars au bar après. »  Elle avait incliné la tête un peu, l’air déçue mais consentante.  Il ne l’avait pas regardée, elle s’était dit que c’était mieux ainisi, qu’il aurait peut-être pu lire le remous intérieur qui la tenaillait.

Avant de partir, il avait marmonné « Je m’excuse pour hier, je sais pas ce qui m’a pris. Je voulais pas te faire de mal. » .  Elle n’avais pas répondu mais avait frotté son avant-bras comme pour faire disparaitre la tache qui passait du rouge au violet.

Avec les années, elle s’était habituée.  Elle vivait depuis longtemps en retenant son souffle;  les coups ne l’atteignaient plus.  Michel lui avait donné un toit, une maison décente.  Il lui arrivait même d’être doux avec elle, de lui dire des mots qui la faisaient sentir bien.  Les coups ne l’atteignant plus.  Pourtant ce matin, elle s’était levée avec une douleur à la poitrine qui l’étouffait.

Grâce à Michel, elle s’était construit une vie.  Le jour elle travaillait comme caissière dans un supermarché, le soir, elle terminait son secondaire et rêvait de peut-être devenir coiffeuse.  Alors les coups, bof.  Elle cachait les bleus sous les manches de sa chemise et les oubliait vite.

Elle avait découvert les livres un jour où elle était entrée à la bibliothèque pour faire un devoir et s'était mis à tout lire sans aucun ordre ni logique. Romans d’amour, romans policier, livres de botanique, fresques historiques, elle les tous avait lu, un à un. Victor Hugo et Michel Tremblay étaient ses favoris Elle aimait les relire quand la bibliothécaire lui disait qu'il n'y avait rien de nouveau.  Elle aimait leurs histoires qui parlaient de gens qui, comme elle, qui rêvaient de s’en sortir.  Elle survivait de l’intérieur, sans attacher trop d’importance à ce qui se passait à l’extérieur.

Mais hier, Lili avait renversé du lait.  Pendant que le lait avait coulé du verre bleu sur la table, l’enfant avait souri innocemment, secoué ses deux couettes blondes et dit en riant « Oups, j’ai fait une gaffe Papa. », Michel s’était levé et avait ramassé le lait sans dire un mot, mais Sylvie avait reconnu le regard qu'il avait jeté vers l'enfant. 

Plus tard, elle avait trouvé un prétexte bête pour le faire fâcher, pour qu’il expulse sa colère sur elle plutôt que sur les enfants.  Le coup n’avait pas fait plus mal que les autres, mais le regard que l’homme avait posé sur l’enfant blonde l’avait torturée toute la nuit.  Jamais Michel n'avait touché les enfants et elle avait longtemps cru qu’elle pourrait servir de bouclier pour les protéger.  Mais durant la nuit, elle s’était mise à douter qu'elle le pourrait.

Elle avait préparé les valises, dit au revoir comme à tous les matins, à l’homme qui l’avait sortie de la rue.  Lorsque la camionnette bleue s’était éloignée, elle avait pris ses 2 enfants et était sortie de l’appartement miteux.  Elle partait, ailleurs, sans savoir où elle irait, sans savoir ce qui l’attendait, laissant derrière elle ses livres et ce toit qui l’avait abritée, avec les yeux ouverts et pour seule boussole la certitude que personne ne toucherait à ses enfants. Jamais.

3 commentaires:

  1. ¨¨Toujours moi¨¨2 janvier 2013 à 17:03

    Quelle triste histoire en ce début de 2013! Je t'aime. XXX

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  2. Le début d'un temps nouveau, moi je trouve que c'est belle histoire de courage et d'espoir.

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  3. Je l'aime, cette histoire. À la fois triste, déchirante et pleine d'espoir...

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