C'est juste le gars des Publisac

C'était un soir de mai, il devait être vers 9heures le soir,  des écouteurs sur les oreilles, les bras remplis de sacs en plastique blanc, Sacha livrait les Publisac de porte en porte pendant que les habitants du quartier cossu regardaient les Canadiens se faire battre en séries éliminatoires.

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La journée avait été longue.  Il avait travaillé au garage avec son oncle Piotr.  C'est à cause de lui, que Sacha était venu vivre à Montréal.  Piotr lui répétait, "Travaille fort, ne te met pas dans le trouble et toi aussi un jour, tu pourras avoir un garage comme le mien, un gros garage. Tout est possible ici".   À voir les belles voitures devant chacune des maisons où il accrochait le sac blanc, il se disait que ça devait être possible, que lui aussi, peut-être, un jour.

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Dans chaque maison, la lumière blafarde d'une télévision, illuminait la salle de séjour.  Un des matchs Canadiens-Sénateurs.  Tous assis immobiles devant l'appareil, à espérer un miracle.  Tous à crier les mêmes injures : "Maudit qu'y jouent mal, réveillez-vous les gars.",  "Qu'est-ce qui fait Price? on dirait qu'il dort''.  Sacha, avait déjà joué au hockey dans son enfance, mais le sport qu'il aimait vraiment c'était le soccer.

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Le dimanche, quand son oncle n'avait pas besoin de lui parce que c'était le "rush" de la période de changement de pneus, ou parce qu'il fallait faire une réparation urgente pour un gros client, Sacha allait rejoindre quelques amis dans un parc en ville pour une partie amicale, avec des équipes improvisées sur le moment.  Parfois,  il était tellement éreinté, tellement épuisé, qu'il restait à la maison à ne rien faire.

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Un jour peut-être, quand il aurait appris le français, il pourrait trouver un emploi plus payant et moins fatiguant.  Parce que Piotr ne payait pas très cher, et à 0.10$ du Publisac, ce n'était pas la mer à boire non plus, mais quand même, s'il marchait vite, s'il ne faisait beau, il arrivait à livrer tous les sacs en 2 heures.  Ça lui revenait à presque 30$.  Avec ça, il pourrait mettre un peu de viande dans son épicerie.

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Il avait croisé un livreur en traversant le parterre fleuri de la maison. Un soir de match comme ça, les gens aimaient bien manger des mets préparés.  Les livreurs ne le regardaient pas, ni ne lui souriait.  Il y avait un ordre établi parmi les gens qui s'approchaient de la porte des gens qui avaient des belles voitures.  Tout en haut de la chaine, il y avait les invités, que même les chiens laissaient entrer sans dire un mot, puis venaient les livreurs de colis qui n'entraient pas dans la maison, mais, qui, pendant qu'on tenait de peine et misère le chien qui jappait à plein poumons, avait droit à bonjour, quelques mots sur la météo pendant qu'on signait les papiers, puis, venaient les livreurs de pizza à qui on offrait parfois  le résultat du match avant de fermer la porte rapidement, et finalement tout en bas, les livreurs de journaux et les livreurs de publicité.

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L'odeur de pizza était restée avec lui.  Ça lui donnait envie d'en manger.  Peut-être dimanche, après le soccer, il y avait un endroit, pas loin du parc, où on pouvait acheter une pointe de pizza pour quelques dollars.  Quand il serait riche, il se ferait livrer de la pizza à la maison, tous les soirs.

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Il marchait vite, en partie parce qu'il avait hâte de terminer, mais aussi parce qu'il avait peur de croiser quelqu'un.  Au début, il s'arrêtait, souriait, essayait d'être poli.  Plusieurs fois, on l'avait insulté, lui avait dit des grossièretés.  "J'en veux pas de ton ostie de Publisac à marde, fourre-toi lé dans l'cul", ou encore "T'es en retard, le livreur avant, il livrait le mardi après-midi, me semble que c'est pas compliqué accrocher un ti-sac sur la porte"

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Depuis, il mettait des écouteurs, et marchait tête basse et d'un pas rapide c'était plus facile.  Comme ça, il faisait d'une pierre deux coups, il révisait sa leçon de français.  Il se demandait pourquoi les gens n'aimaient pas le sac qu'il apportait.  Il en avait ouvert un, une fois, pour voir ce qu'il contenait, et avait passé un dimanche à regarder chacun des catalogues et des circulaires, à rêver aux choses qu'il s'offrirait quand il serait riche.

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La nuit était froide, il avait frissonné.  L'été se faisait attendre cet année, mais il ne se plaignait pas, c'était déjà plus facile qu'en hiver avec la neige et les trottoirs glacés.   Quand il serait riche, il ne sortirait pas les soirs quand il fait froid, ou encore ...

Il n'avait pas entendu venir la voiture, qui ne l'avait pas remarqué. Ça avait un grand bruit.  Dans la rue étalés, 246 sacs en plastiques contenaient les rêves de Sacha.  Quand l'ambulance était arrivée, il n'avait pas compris les mots qu'on lui disait: "Bougez pas monsieur, on va vous mettre sur le brancard, ça va aller", mais il les avait laissé faire, trop meurtri pour faire quoique ce soit.

Devant chaque maison, la porte s'ouvrait, les gens sortaient sur le perron pour voir pourquoi une ambulance dans la rue, pourquoi se grand bruit qui venait troubler leur paix, puis retournait à l'intérieur, se plaindre des prouesses du Canadiens.  "C'est rien, c'est juste le gars des Publisac"

2 commentaires:

  1. C'est d'une telle tristesse ! J'espère qu'il ira bien, qu'il apprendra le français, qu'il fera beaucoup d'argent et qu'il fera un doigt d'honneur à tous ses pauvres cons qui se croient mieux que les autres !

    Moi je l'aime mon Publisac et même si je ne vois pas qui me le livre, je l'en remercie !

    Beau texte !

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    1. Éphèmère,
      Cette histoire est inspirée d'un homme que que j'ai croisé il y a quelques jours. Ça m'a impressionné de le voir avec tous ces sacs, tard un soir de semaine. Moi aussi j'aime bien mon Publisac, et on oublie trop souvent que derrière ces petits choses de notre vie de consommateurs, il y a tout un univers de gens qui travaillent très fort.

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